Jean-Luc Godard : toujours admiré, parfois incompris en Tchéquie
Les films du réalisateur emblématique de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, mort le 13 septembre à l’âge de 91 ans, ont marqué les esprits aussi dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Toutefois, comme l’a remarqué la presse cette semaine, les Tchèques ont des sentiments quelque peu ambigus envers l’un des cinéastes majeurs du XXe siècle.
Comme l’indique le quotidien Deník N, « pour le grand public tchèque, Godard est avant tout le réalisateur qui a lancé la carrière de Jean-Paul Belmondo ». Dans son article intitulé « Jean-Luc Godard à bout de souffle : la mort du réalisateur qui a inspiré les Tchèques », le journal rappelle que le célèbre cinéaste franco-suisse était « le contemporain de Forman, Passer, Papoušek et d’autres légendes du cinéma tchèque. Il les a inspirés par sa capacité à transformer le langage cinématographique révolu en une image authentique et pleine de vie de la réalité, ce qui était jusqu’alors plutôt rare à l’écran. »
En 1968, les Tchèques rentrent bredouille du Festival de Cannes
Chez les cinéastes de la nouvelle vague tchécoslovaque, l’admiration pour l’œuvre de Godard est toutefois mêlée à un sentiment d’amertume lié à l’annulation du Festival de Cannes de 1968.
Pour la première et probablement la dernière fois, trois films tchèques avaient été sélectionnés en compétition officielle à Cannes cette année-là, à savoir « Au feu, les pompiers ! » de Miloš Forman, « Un Eté capricieux » de Jiří Menzel et « La Fête et les invités » de Jan Němec. Finalement, ils n’ont pas pu être projetés. En 2018, l’ancien président du festival de Cannes, Gilles Jacob, s’était souvenu pour Radio Prague Int. de cet épisode survenu dans le contexte bouillonnant de Mai 1968 :
« Le festival commence, et il commence également à y avoir des remous, des histoires. Soudain, les metteurs en scène descendent de Paris, Truffaut, Godard, Resnais, et d’autres… Il commence à y avoir une ébullition énorme, tout le monde envahit la grande salle de l’ancien palais à l’époque. Et on arrête les projections. Il y avait des discussions à n’en plus finir, ils parlaient jour et nuit… Finalement, la police a déclaré qu’elle ne pouvait pas garantir la sécurité du festival, et de cœur triste, le directeur a décidé de l’arrêt du festival. Tout le monde est rentré chez soi. Et c’est comme cela que les Tchèques n’ont jamais eu les prix qu’ils auraient pu avoir. Ce sont eux qui ont été les plus pénalisés cette année-là. »
« Godard avait honte des idées politiques exprimées dans ‘Pravda’ »
Avec Dziga Vertov, un groupe de militants maoïstes, Jean-Luc Godard a tourné une petite dizaine de films entre 1968 et 1972. Juste après l’écrasement du Printemps de Prague, Godard vient avec son équipe filmer clandestinement une Tchécoslovaquie occupée par les troupes du Pacte de Varsovie. « Pravda », c’est ce mot tchèque qui signifie Vérité que Godard a choisi comme titre pour ce documentaire militant qu’il a cependant lui-même considéré comme un « déchet marxiste-léniniste » quelque temps après sa sortie. En 2006, lorsque ce film controversé a été projeté pour la première fois en Tchéquie, le critique de cinéma David Čeněk l’avait présenté sur nos ondes.
« Je ne connais personne qui ait vu ce film avant sa première projection, en 2005, au festival du film documentaire de Jihlava. Ce film est mystérieux, il y a une légende qui dit que Godard n'a jamais voulu présenter ce film ni en Tchécoslovaquie ni dans aucun pays de l'Est, parce qu'il avait honte des idées politiques exprimées dans ce film. »
« Il y a aussi une autre légende qui dit que lors d'un festival à l'étranger où ce film était présenté, plusieurs réalisateurs de la nouvelle vague tchèque voulaient tuer Godard après avoir vu ce film. Mais la veille de leur départ ils ont beaucoup bu et ne se sont pas réveillés. Godard est parti plus tôt qu'eux, alors ils n'ont pas pu le tuer... »
Pour quelles raisons concrètement voulaient-ils le tuer ?
« Pour ce qu'il dit dans le film, parce qu'il mélange tout, qu'il est plus ou moins d'accord avec l'invasion des armées du Pacte de Varsovie, et qu'il ne comprend rien à la situation de la Tchécoslovaquie de l'époque, qu'il est à côté de la plaque en fait... »
Comment avez-vous trouvé ce film après la première projection ?
« J'étais aussi à côté de la plaque, c'est tellement confus... Mais j'ai trouvé qu'il y avait des scènes amusantes et qui caractérisaient bien la situation de l'époque. Je trouve que c'est un essai. Godard est venu ici et a essayé de se familiariser avec la situation. Il était très gauchiste et maoïste. Il a tout mélangé. Je crois qu’il n'a rien compris de la situation politique. Il a mélangé des choses qu'on ne peut pas mélanger (il mélange Dubček, Husák et Brejnev). Mais je crois qu'il a prouvé avec ce film qu'il avait du talent, qu'il était capable de trouver un côté original sur n'importe quel thème. »
« Dziga Vertov était une parodie et une utopie de groupe »
En 2005, le Festival international du film documentaire de Jihlava a consacré toute une section parallèle aux documentaires de Jean-Luc Godard et a accueilli plusieurs de ses collaborateurs. Parmi eux, le réalisateur franco-américain Jean-Pierre Gorin, qui avait fait ses débuts au cinéma après Mai 68, en fondant, avec Godard, le Groupe Dziga Vertov. A Jihlava, Jean-Pierre Gorin s’était souvenu :
« Le Groupe Dziga Vertov, c'était à la fois une parodie et une utopie de groupe. C'était un groupe de deux personnes qui rêvaient d'être un groupe... Ce qui a différencié le travail que Jean-Luc et moi avons fait, c'est qu'on s'intéressait d'abord et avant tout au cinéma. C'était en partie parce qu'on savait très bien qu'il y avait d'autres gens, sans doute plus qualifiés que nous, pour faire ce que le cinéma militant traditionnel avait fait, c'est-à-dire de suivre les luttes et d'enchanter lyriquement les louanges, ce qui nous intéressait assez peu. Nous, ce qui était notre obsession, c'était ce sens qu'il n'allait pas de soi de faire un cinéma qui se disait 'de gauche', sans questionner sa grammaire, ses stratégies, etc. Donc le Groupe Dziga Vertov, c'était une manière de questionner le cinéma, les images et les sons, et la manière de les utiliser. »
« L’Allemagne neuf zéro » est un film que j’ai rêvé de tourner »
Enfin, le chef opérateur tchèque Štěpán Benda, qui a quitté la Tchécoslovaquie après l’écrasement du Printemps de Prague pour aller vivre d’abord en France, puis en Allemagne de l’Ouest, avait partagé avec nous, en 2005, ses souvenirs du tournage de « L’Allemagne neuf zéro », un film réalisé par Jean-Luc Godard après la chute du mur de Berlin. Štěpán Benda :
« Oui, j'ai assisté au tournage de ce film comme opérateur, mais comme beaucoup de gens le savent, notamment en France, Godard est, lui-même, un excellent opérateur. Donc j'ai été plutôt son assistant... Aujourd’hui, quinze ans après la chute du mur de Berlin, je dis que c'est le meilleur film sur la réunification de l’Allemagne qui ait été fait ! Jean-Luc Godard en sait beaucoup sur l’histoire, la littérature et la philosophie allemandes et ce film, c'est en fait une sorte de réflexion ou... peut-être de méditation à ce sujet-là. Il s'interroge sur le passé de l'Allemagne, sur la période du IIIe Reich, etc. Mais en même temps, il se pose la question de l’avenir du pays. C'est un film intellectuel, qui fait réfléchir... un film que j'ai toujours voulu faire. »