Pravda, ou quand Godard filme la Tchécoslovaquie juste après l'écrasement du Printemps de Prague
Avec Dziga Vertov, un groupe de militants maoïstes, Jean-Luc Godard a tourné une petite dizaine de films entre 1968 et 1972. Juste après l'écrasement du Printemps de Prague, Godard vient avec son équipe filmer clandestinement une Tchécoslovaquie occupée par les troupes du Pacte de Varsovie. Pravda, c'est ce mot tchèque qui signifie Vérité que Godard a choisi comme titre pour ce documentaire militant, et qui a récemment été projeté pour la première fois à Prague.
Une heure d'images saccadées tournées en 16mm, avec des commentaires lus par la voix monocorde caractéristique de Jean-Luc Godard, entrecoupée par quelques bribes d'entretiens et par une voix féminine qui semble être celle de la traductrice.
Si quelques passages sont empruntés à Mao, pour le texte lu en voix-off, Godard s'est beaucoup inspiré de Bertholt Brecht et de son livre Me-Ti pour inventer un dialogue imaginaire entre Vladimir et Rosa, censés représenter V. Illitch Oulianov Lénine et Rosa Luxembourg.
David Cenek est critique de cinéma et participe à l'organisation de nombreux festivals en République tchèque :
« Je ne connais personne qui ait vu ce film avant sa première projection cette année au festival de Jihlava. Ce film est mystérieux, il y a une légende qui dit que Godard n'a jamais voulu présenter ce film ni en Tchécoslovaquie ni dans aucun pays de l'Est, parce qu'il avait honte des idées politiques exprimées dans ce film. »
« Il y a aussi une autre légende qui dit que lors d'un festival à l'étranger où ce film était présenté, plusieurs réalisateurs de la nouvelle vague tchèque voulaient tuer Godard après avoir vu ce film. Mais la veille de leur départ ils ont beaucoup bu et ne se sont pas réveillés. Godard est parti plus tôt qu'eux, alors ils n'ont pas pu le tuer... »
Pour quelles raisons concrètement voulaient-ils le tuer ?
« Pour ce qu'il dit dans le film, parce qu'il mélange tout, qu'il est plus ou moins d'accord avec l'invasion des armées du Pacte de Varsovie, et qu'il ne comprend rien à la situation de la Tchécoslovaquie de l'époque, qu'il est à côté de la plaque en fait... »
Comment avez-vous trouvé ce film après la première projection ?
« J'étais aussi à côté de la plaque, c'est tellement confus... Mais j'ai trouvé qu'il y avait des scènes amusantes et caractérisaient bien la situation de l'époque. Je trouve que c'est un essai. Godard est venu ici et a essayé de se familiariser avec la situation. Il était très gauchiste et maoïste. Il a tout mélangé. Je crois que de la situation politique il n'a rien compris. Il a mélangé des choses qu'on ne peut pas mélanger (il mélange Dubcek, Husak et Brejnev). Mais je crois qu'il a prouvé avec ce film qu'il a du talent, qu'il est capable de trouver un côté original sur n'importe quel thème. »
On voit la réalisatrice Vera Chytilova dans ce film. C'est une surprise ?
« On le savait, on voulait d'ailleurs l'inviter pour la projection, je ne sais pas s'ils l'ont fait ou pas, parce qu'en plus ce qu'elle dit n'est pas très favorable pour elle. Elle dit qu'il y a la liberté, mais qu'on manque de moyens techniques... C'est bizarre, je m'attendais à quelque chose de plus important, mais on la voit à peine trente secondes. »
Vera Chytilova, comme tous les autres personnages entraperçus dans Pravda, est utilisée par Godard pour appuyer des thèses en faveur du régime et mettre l'accent sur la mauvaise influence de certains artistes soit disant « faussement humanistes et marqués par le révisionnisme occidental ». Même les étudiants pragois, filmés portant des drapeaux noirs de deuil devant les tanks soviétiques et pas le drapeau rouge de la révolution, sont taxés d'humanitarisme suicidaire.
Quelques temps après la sortie de Pravda cependant, ce film qualifié à l'époque de « spontanéiste dogmatique » était déjà considéré par Jean-Luc Godard comme un « déchet marxiste-léniniste »...