František Sammer, l’architecte tchèque dans l’ombre de Le Corbusier
On connaît bien l’âge d’or des relations franco-tchèques dans l’entre-deux-guerres, aussi bien au niveau politique, artistique, culturel, comme avec les groupes surréalistes des deux pays par exemple. Mais certains liens se sont tissés autrement et dans d’autres domaines, comme l’architecture : ainsi, le studio de Le Corbusier à Paris a attiré comme une ruche des essaims de jeunes architectes venus du monde entier, dont la Tchécoslovaquie. C’est le cas, notamment de František Sammer dont le destin aurait pu rester oublié n’était le travail effectué par l’historienne de l’art Martina Hrabová, qui est partie sur ses traces. Le résultat de ses recherches a été publié en 2021 dans un ouvrage intitulé Galaxie Le Corbusier.
Martina Hrabová, bonjour, vous êtes historienne de l’art. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’architecture et au Corbusier, ce grand architecte franco-suisse ?
« Je me suis intéressée à l’architecture pendant mes études d’histoire de l’art. Je faisais des recherches sur la maison de mes parents, et j’ai découvert qu’il y avait une villa fonctionnaliste cachée dans une enveloppe vraiment traditionnelle. Je l’ai découverte aux archives, c’était une découverte quand même étonnante pour moi. J’ai commencé à m’intéresser à ce qu’il se passe quand on voit un bâtiment, qu’est-ce qui est caché dedans. »
Vous vous êtes intéressée aux différentes couches historiques du bâtiment…
« Oui. Et c’était le commencement de ma spécialisation dans l’architecture, que j’étudie depuis plus de dix ans déjà. J’ai commencé à m’intéresser au Corbusier, parce que l’architecte de cette maison était un architecte tchèque connu qui s’appelait Karel Hanauer et dans son CV était inscrit qu’il avait étudié chez Le Corbusier pendant trois ans. C’était un peu bizarre découvrir cela dans le livre, donc j’ai décidé de vérifier cette information aux archives de la fondation Le Corbusier à Paris. J’ai découvert qu’il n’y avait aucune trace de cet architecte, que c’était complètement une fantaisie de sa part… »
C’était pour étoffer son curriculum vitae ?
« Oui absolument. Est-ce qu’il y avait quelque chose ? Peut-être qu’ils se sont rencontrés, peut-être ils ont pris un café ensemble. Mais ce n’étaient pas des études, ni une collaboration. Après je me suis posée la question, combien d’autres architectes ont une histoire semblable à celle de Hanauer ? Et c’est ainsi je me suis intéressée à ce maitre, et figure fondatrice de l’architecture moderne. »
Est-ce que vous vous êtes intéressée à ce que d’autres architectes tchèques ou tchécoslovaques ont évolué dans le studio du Corbusier ?
« Oui, c’était le commencement. »
Vous êtes l’autrice d’une somme, un grand livre justement qui s’appelle Galaxie Le Corbusier. C’est une expression qui fait le titre de votre ouvrage, sur cet architecte franco-suisse. Donc ce réseau social tissé autour de sa personne. D’où vient cette expression ?
« L’expression Galaxie Le Corbusier, je l’ai prise originellement d’une designer française, Charlotte Perriand, qui était une collaboratrice du Corbusier dans la période de l’entre-deux-guerres. Dans ses mémoires appelées Envie de création, publiées en français en 1988, elle se remémore cette période de ce travail avec Le Corbusier, et parle de Galaxie Le Corbusier, parce que c’était un monde en soi. C’était très attractif et c’était éblouissant, il était très facile d’oublier tout ce qui était en dehors de cette galaxie. J’ai donc emprunté ce terme à Charlotte Perriand, mais je suis allée un peu plus loin, en utilisant ce terme pour nommer ce phénomène social, pour nommer cette communauté, qui s’est créée dans ce milieu de l’atelier. Pour nommer ce phénomène extraordinaire, parce beaucoup d’amitiés profondes ont été établies dans ce milieu. »
Vous parlez de milieu, de communauté, aujourd’hui on parle de réseau social d’ailleurs. On imagine une espèce de ruche, avec des gens qui fonctionnent sous une forme d’émulation collective. Comment cela fonctionnait justement ce réseau, cette galaxie ?
« C’est important de dire que j’ai étudié la période de l’entre-deux-guerres, qui était différente de la période qui a suivi la seconde guerre mondiale. Ce dont je parle c’est de cette rencontre de jeunes gens qui sont venus à l’atelier dans les années 1930, pour acquérir une expérience nouvelle de l’architecture et sortir du cadre de l’éducation de l’architecture officielle. On aurait pu s’attendre que ce soit un milieu très compétitif. Peut-être que c’était le cas. Mais aussi cela a aussi conduit à des rencontres extraordinaires. Parce que les gens partageaient les mêmes idées sur le monde, et ils luttaient pour les mêmes idées concernant la société. C’est pourquoi ils sont restés en contact, même après leur départ de l’atelier. Des amitiés d’une vie se sont établies là-bas. C’est quelque chose de très étonnant, parce qu’on sait que Le Corbusier était vraiment une figure dominante, il était difficile dans la communication, et il ne soutenait pas les femmes. Donc cette idée de galaxie est quand même très nouvelle. Aussi parce que, cela ouvre le sujet de ses collaborateurs. Le Corbusier était une figure connue, mais qui n’aurait pas pu accomplir ses idées sans ce large groupe de jeunes gens qui traînaient dans les écoles du monde entier, qui étaient aussi enthousiastes d’accomplir ses idées, de transformer à la réalité. »
De jeunes architectes tchécoslovaques ont gravité autour du Corbusier, travaillé dans son studio. Combien étaient-ils, qui étaient-ils ? Est-ce que vous avez pu un petit peu retracer leur parcours ?
« Oui, je les ai étudiés en détail, parce que c’était le sujet de ma thèse. J’ai suivi quinze figures entre 1924 jusqu’à 1948, date à laquelle le régime communiste a été établi en Tchécoslovaquie, ce qui signifiait que personne ne pouvait voyager à l’étranger, et gagner en expérience de ce genre. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ne formaient pas un groupe, ils étaient vraiment des individus solitaires, qui étaient jeunes, pleins d’attentes, et d’enthousiasme. Et je pense qu’ils devaient être très courageux parce qu’ils ont quitté leur pays natal afin d’acquérir une expérience avec le plus grand maître de l’architecture moderne, qui était un peu excentrique. Cette expérience était comme un stage aujourd’hui, donc ce n’était pas rémunéré, ils n’ont pas reçu d’argent. Ils ont donc dû trouver de l’argent pour s’y rendre, et puis trouver un travail de bon marché. Dans l’unique but de gagner cette expérience. »
C’est intéressant parce que vous parlez de cette période de l’entre-deux-guerres, car dans l’histoire des relations franco-tchécoslovaques, on sait qu’il y avait des relations très importantes : on les connaît beaucoup au niveau politique, au niveau artistique, au niveau de la peinture, des échanges entres les surréalistes tchèques et français etc. C’est un peu l’âge d’or avant les accords de Munich, avant la Deuxième Guerre mondiale. Ces liens au niveau architectural c’est par contre un pan totalement méconnu qui est passé dans les oubliettes de l’histoire que votre livre fait revivre…
« Oui absolument, mais c’est important de dire que ce livre est seulement sur un seul de ces groupes. J’espère publier ma thèse et présenter tout le groupe, et les problèmes qui sont liés à celui-ci. Ils ont aussi fait partie de ces grands réseaux politiques, artistiques et intellectuels. Ils ont trouvé qu’il y avait la possibilité de voyager en France, de rencontrer d’autres personnes. Chaque expérience était vraiment individuelle. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y avait aussi des bourses d’études, mais d’après mes recherches seules cinq personnes parmi les quinze, qui ont reçu cette bourse. Les autres ont vraiment trouvé de l’argent de manière privée. »
Venons-en à cet architecte qui vous a fascinée, intéressée et qui est le sujet de votre livre : František Sammer. C’est ce nom en effet qui émerge de ce groupe. Il est méconnu et oublié, mais vous faites revivre son histoire. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à lui en particulier ?
« C’était vraiment une découverte extraordinaire pour moi, parce que je n’avais jamais entendu son nom auparavant. Je l’ai découvert aux archives à Paris. Il y a une grande différence quand je compare František Sammer avec les autres architectes de l’atelier. Il y a beaucoup de personnes qui ont exagéré l’importance de leurs expériences avec Le Corbusier. Et soudain, voilà que je découvre un architecte inconnu qui a élaboré de nombreux dessins dans le studio, qui tous les jours a collaboré avec Le Corbusier, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret. Il a élaboré des dessins que Le Corbusier a ensuite utilisés pour ses publications, mais il ne s’est jamais mis en avant. Et il n’a pas ‘vendu’ cette expérience sur son CV. »
C’est une forme de modestie de sa part selon vous ?
« Je pense que cela faisait partie de son caractère, de sa personnalité. Donc c’était pour moi une grande découverte, et cela a été le commencement de beaucoup d’aventures pendant mes recherches, parce que j’ai dû beaucoup voyager, pour découvrir les autres visages de František Sammer. »
Son nom est omniprésent dans les archives du studio Le Corbusier, mais il a disparu de l’histoire de l’architecture tchèque. Est-ce que c’est dû aussi au fait qu’il a été persécuté par le régime communiste ? Est-ce la raison qui explique que sa trace ait disparu de l’histoire de l’architecture tchèque ?
« Oui absolument, c’est tout-à-fait cela. František Sammer a deux visages historiques, c’est un visage international, qui est resté oublié, et après c’est une histoire nationale tchèque qui a commencé en 1948, quand il est rentré en Tchécoslovaquie, après son aventure miraculeuse. Je pense qu’il était un peu naïf : il pensait peut-être qu’il allait aider à créer une société nouvelle ici. »
C’est lié à ce que vous disiez tout à l’heure sur les idées politiques, intellectuelles, qui animaient les gens qui gravitaient autour du Corbusier. Son architecture elle-même était censée être inspirée d’idées sociales, voire même socialistes. Ce n’est pas étonnant que František Sammer ait eu ces idées progressistes et pensait qu’elles allaient être mises en place ici en Tchécoslovaquie… ce en quoi il se trompait pour le coup.
« Ce cercle était lié par les idées de gauche. Il a aussi travaillé pendant quatre ans en Union soviétique, à Moscou, et dans d’autres villes de l’Union soviétique. Donc il était vraiment de gauche. Mais peut-être qu’il n’était pas assez réaliste, il ne pouvait pas imaginer ce qu’il allait arriver quand il a décidé de retourner en Tchécoslovaquie, après la Deuxième Guerre mondiale. Il a ensuite été persécuté, parce qu’il avait eu cette histoire bourgeoise avec Le Corbusier, puis cette carrière internationale. En outre, il s’est engagé pendant la guerre dans l’armée britannique. Il a eu une haute fonction, donc c’était la fin de son image socialiste. »
Cela a été en effet le cas de beaucoup de soldats qui se sont engagés dans les armées occidentales, du côté des Alliés, et qui en revenant en Tchécoslovaquie, ont eu un destin souvent tragique. Vous l’évoquiez un peu tout à l’heure : pour partir à la recherche de František Sammer dans les archives, cela a été presque une enquête de Sherlock Holmes. Vous avez retrouvé de nombreux documents et ce jusque dans un ashram à Pondichéry, un ancien comptoir français situé dans le sud de l’Inde. Par quel prodige ces documents se sont-ils retrouvés dans cette ville ? De quoi s’agissait-il et en quoi vous ont-ils aidée à vous faire une autre image ou compléter l’image de František Sammer ?
« C’est vraiment une histoire prodigieuse. Rappelons le contexte : il a travaillé avec Le Corbusier à Paris, ensuite il a travaillé à Moscou pendant quatre ans, et pendant les purges staliniennes il a dû quitter Moscou très vite. Il a quitté l’Union soviétique pour le Japon parce qu’il avait reçu l’invitation de son collègue et ami Antonín Raymond, qui était tchèque, mais qui plus tard a vécu au Japon et en Amérique. C’est pour cette raison que František Sammer a commencé à travailler sur un projet de dortoir pour une communauté spirituelle en Inde. Il s’agissait à l’origine d’un projet d’Antonín Raymond. Mais František Sammer est a été chargé de superviser la construction à la fin des années 1930. Sammer est restée en Inde pendant quatre ans, surveillant les travaux de construction de ce qui était le premier bâtiment moderne de l’Inde avant Le Corbusier, avant Chandigarh. Il a vraiment découvert comment construire en béton, il a enseigné à des ouvriers locaux à le faire avec l’aide d’éléphants et des méthodes vraiment basiques. C’est une des caractéristiques de Sammer : il a toujours été dans l’ombre de grandes figures, mais il a fait beaucoup de travaux et pris des décisions qui représentaient une grande responsabilité. C’est pourquoi j’ai contacté cet ashram, parce que j’ai fait mes recherches dans beaucoup d’archives en République tchèque, en France, en Amérique, mais ce qui me manquait c’étaient les photographies : il n’y avait rien ailleurs. »
Aucune illustration, aucune photo…
« Aucune. Il y en avait plusieurs, sur son enfance, sur sa famille, ou sur sa ville natale, à Plzeň, mais c’était trop peu. J’étais sûre qu’il y en avait autre part. »
Et c’est cela que vous avez trouvé en Inde ?
« C’était cette motivation derrière : j’ai commencé à écrire à cet ashram, et cela a duré deux ans, pour le trouver, pour prendre contact, puis pour demander ce que je cherchais. Et il y a eu cette grande chance, le hasard : ils ont retrouvé une boîte avec ces choses qu’il avait laissées dans l’ashram, avant de s’engager dans l’armée britannique. »
C’est incroyable. Et cette boîte a attendu toutes ces années-là jusqu’à ce que vous alliez l’exhumer là-bas, à Pondichéry… Est-ce que vous avez pu rencontrer des membres de sa famille en Tchéquie ? Des personnes qui auraient pu évoquer sa vie pour vous ?
« J’ai fait des rencontres vraiment importantes avec son fils, Petr Sammer, qui est né après la Deuxième Guerre mondiale. C’est drôle parce qu’il se rappelle de son père comme d’une figure un peu plus vieille, qui lui racontait sa vie de la période d’avant-guerre comme un conte de fée avant de dormir. Il connaît donc beaucoup d’informations, grâce à ces ‘contes’. Mais il m’a dit beaucoup de choses importantes aussi et il m’a montré des documents. Une autre figure très importante, c’est l’écrivaine, Eda Kriseová qui est la fille du meilleur ami de Sammer, Jindřich Krise, un architecte urbaniste. Eda était aussi très proche de Sammer : il lui a raconté ses voyages autour du monde. Et puis dans les années 1960, quand il était possible de voyager un petit peu, il l’a recommandée à Antonín Raymond au Japon, et grâce à Sammer, elle a voyagé au Japon et rencontré Antonín et Noémie Raymond. C’était trop important pour elle. »
C’est incroyable car finalement, cette fameuse Galaxie Le Corbusier a eu des ramifications partout, même via Eda Kriseová. Ça part dans tous les sens en fait. Au niveau géographique, et temporel. František Sammer était originaire de Plzeň, où il est né en 1907 et où il est décédé en 1973. En dehors de sa famille, son souvenir est-il entretenu là-bas ?
« Oui, on se souvient de lui, mais je dois admettre que je n’ai pas encore fait beaucoup de recherches sur la mémoire de Sammer à Plzeň. En tout cas, il y a plusieurs choses qui sont toujours vivantes parce que Sammer a dessiné un projet qui y a été réalisé. C’est un block immobilier, dans le style du réalisme socialiste, appelé Slovany. Pendant longtemps, cela a été considéré comme la réalisation majeure de sa mère, mais pour lui c’était plutôt un compromis. Mais c’est aussi la raison pour laquelle les gens le connaissent dans la ville, parce que František Sammer a vécu dans ce bâtiment. Et puis, il y a son plan d’urbanisme pour la ville de Plzeň, qu’il a dessiné avec Jindřich Krise : il n’a pas été réalisé, mais cela a eu un grand impact pour les projets d’urbanisme suivants. »
Donc František Sammer est finalement connu pour quelque chose dont il n’était pas nécessairement le plus fier... Y a-t-il une œuvre particulière qui lui est liée et dont il serait fier pour le coup ?
« Je pense que le projet de sa vie a été le dortoir de Pondichéry en Inde parce qu’il connaissait chaque centimètre de ce bâtiment. Toute sa vie, il a voulu y retourner et finir le travail. Il n’a jamais réussi à retourner en Inde après la Deuxième Guerre mondiale, et c’était quelque chose qui était vraiment difficile pour lui. Son fils s’est toujours dit que c’était une des raisons pour lesquelles il est décédé assez jeune, parce qu’il avait compris qu’il ne retournerait jamais en Inde. »
C’est donc aussi une de ces personnalités tchèques marquées par l’histoire de son pays. Il faut aussi dire que votre ouvrage, Galaxie Le Corbusier, s’est retrouvé très vite épuisé. Comment est-ce que vous expliquez cet engouement sans précédent pour un livre sur l’architecture ? Les Tchèques seraient-ils tous intéressés par l’architecture ?
« J’ai beaucoup réfléchi, mais je ne sais pas. Ce livre, c’était mon rêve. Je voulais qu’il s’adresse à toute personne intéressée par l’histoire de l’architecture mais aussi par l’histoire du XXe siècle. Je pense que c’est un livre scientifique, mais aussi un livre sur la vie intime d’un homme inconnu. Cela ouvre des portes vers des histoires qui sont restées méconnues et à l’ombre de figures célèbres, et je pense que c’est quelque chose qui peut être vraiment attractif, même passionnant. Cela montre aussi que la science n’est pas forcément aride, ça peut être romantique, ça peut être aventureux. La vie d’un chercheur n’est pas forcément ennuyeuse, parce qu’il y a des histoires qui sont vraiment aventureuses et vous découvrez des choses nouvelles. »
Ce sont des destins particuliers, pas comme les autres…
« Je pense aussi qu’une des raisons de ce succès c’est que la grande histoire de l’architecture s’entrecroise ici avec la petite histoire intime d’un homme particulier... »