Il Boemo : « Je n’ai pas voulu faire un nouvel Amadeus »
Présenté en première mondiale au festival de San Sebastian, le film Il Boemo du réalisateur tchèque Petr Václav sort en salles tchèques le 20 octobre prochain. Ce biopic est consacré au musicien Josef Mysliveček, contemporain de Mozart, et qui a fait toute sa carrière en Italie avant de tomber dans l’oubli. De cette destinée entre lumières et ténèbres, mais aussi du tournage semé d’embûches, Radio Prague Int. en a parlé avec Petr Václav lors de son dernier passage dans nos studios.
Petr Václav, vous êtes l’auteur d’un documentaire réalisé il y a quelques années sur le compositeur tchèque Josef Mysliveček, un documentaire qui était en quelque sorte un travail préparatoire au biopic que vous venez de lui consacrer. Au XVIIIe siècle, Josef Mysliveček a été un des musiciens les plus acclamés d’Italie avant de tomber dans l’oubli le plus total. Il est tiré des oubliettes de l’Histoire par vous-même et par l’ensemble Collegium 1704 et son passionnant chef d’orchestre Václav Luks. Comment s’est passé le tournage du film ?
« Le tournage s’est passé comme la plupart des tournages : avec beaucoup de drames… C’était un film assez difficile à faire, en costumes, qui se passe au XVIIIe siècle. La préparation même du film était fascinante : je connais désormais mieux l’Italie que la France parce que j’ai zigzagué partout. J’ai vu des centaines de palais, de maisons, de villégiatures, des parcs, des églises, des monastères. Pour moi c’était un travail très plaisant. Vous ne découvrez pas que des lieux, vous rencontrez aussi les propriétaires des lieux, donc à côté de ces recherches pour le film, vous vivez plein d’histoires, vous apprenez beaucoup de choses.
Je ne connaissais pas bien les Italiens, donc pour le casting, au début, je ne saisissais pas bien les accents… Avec le casting j’ai commencé à comprendre les visages, les accents etc. C’était important pour film qui se déroule entre Venise et Naples. J’ai beaucoup travaillé avec les Napolitains qui réécrivaient aussi les dialogues pour que ce soit en napolitain. Je voulais des gens qui n’allaient pas prétendre, mais vraiment être ce qu’ils devaient incarner.
Ensuite, le financement a été dramatique. On a eu de multiples péripéties terrifiantes. Un après-midi, tout était plié, le film ne se faisait plus. Mais le producteur a été coriace : il est venu me voir à Rome. On était malheureux, on se promenait comme des chiens dans la rue, on ne savait pas quoi faire, le ciel était de plomb, avant il n’y avait que des mouettes et désormais je ne voyais que des corbeaux qui criaient ‘Never more, never more’. »
Un film maudit…
« Oui. On a vécu beaucoup de situations difficiles, puis on a été aussi surpris par le Covid-19. Beaucoup d’embûches, mais ce n’était pas non plus grandiose comme le tournage d’Apocalypse Now ! On n’a pas eu des problèmes d’hélicoptères, mais à notre échelle, on s’est concocté un beau drame. »
Avez-vous eu un moment où vous avez eu envie de renoncer ?
« Non, parce qu’au bout de tous ces efforts, toute cette écriture, toute cette préparation, on savait qu’il allait falloir réussir à tourner ce film, et in fine, on y est arrivés. »
C’est un acteur et chanteur tchèque, Vojtěch Dyk, qui joue le role de Josef Mysliveček : comment l’a-t-il incarné ?
« J’ai cherché longuement car c’est toujours le problème majeur : trouver l’acteur principal. J’ai beaucoup cherché, même à l’étranger. Finalement, j’ai trouvé Vojtěch. Au début, je ne suis pas allé spontanément vers lui car il est très grand et je me demandais comment j’allais faire. En fait, il est comme Haendel qui était aussi très grand. Dans mon film c’est la même chose : c’est ce colosse blond entouré d’Italiens et d’Italiennes. Le casting repose sur ce dynamisme. Vojtěch Dyk, dans le rôle de Mysliveček, traverse cette carrière italienne. Le reste du casting est composé d’Italiens et il y a encore deux Allemands qui incarnent Leopold et Wolfgang Mozart. »
Vous avez également tourné quelques jours à Prague…
« On a tourné un peu à Prague, à Plzeň, car il y a une scène censée se dérouler à Munich, dans une clinique vénérienne. On est allés dans le monastère de Plasy, près de Plzeň, qui est très approprié. On a tourné un peu partout car on travaille des commissions de cinéma qui sont liées à des territoires. En outre, l’Italie est très longue et vous ne pouvez pas aller avec les équipes d’une ville à l’autre car vous perdez une journée pour aller de Gênes à Naples. J’ai donc aussi dû trouver un moyen de prétendre comment être dans une ville en tournant ailleurs. Mais Prague est Prague dans le film. »
Josef Mysliveček était-il tchèque, italien, européen ?
« Je pense que le fait qu’il ait gardé ce nom imprononçable en Italie, Mysliveček, veut peut-être dire qu’il était d’une certaine manière attaché à cette identité. Mais en même temps, ce n’était pas si important à l’époque : je pense que l’espace commun culturel était plus fort… »
Les identités nationales n’étaient pas aussi marquées et revendiquées…
« Cela n’existait pas. En fait, quand ces contemporains parlent, ils ne disent pas ‘mon pays’, mais ‘ma patrie’, ‘la patria’ : cela a une grande signification, mais différente de la nôtre. Quand vous partez, les voyages sont difficiles, l’idée de voyage même était dramatique. Ce n’était pas facile de voyager, d’aller dans un autre pays, mais en même temps, ils possédaient un fond commun, cette culture européenne, sans que les nations ne soient un drame en soi. »
D’où vient votre fascination pour Mysliveček, pour son odyssée personnelle ?
« Comme moi-même je me suis expatriés, je me suis intéressé au destin de quelqu’un qui décide de devenir un artiste, alors même que sa famille veut qu’il devienne meunier. Il s’échappe, il fuit sans rien dire à personne, sans qu’on ne sache exactement dans quelles conditions. Au bout de quatre ans, on le retrouve et il entame une carrière incroyable : c’est comme si je partais aux Etats-Unis et qu’en quatre ans je travaille avec les budgets de Spielberg… Cela m’intéressait de raconter cette histoire, de comment quelqu’un ressent ce besoin d’aller au fond de lui-même et de faire ce qu’il aime. Il y aussi un volet intéressant : comment faire une carrière et que faire quand on la perd ? Sa fin est tragique et cet homme qui n’a plus rien devient musique. Il n’a plus rien d’autres que sa musique. Il est mort tragiquement, mais 300 ans plus tard, sa musique et ses opéras peuvent encore nous émouvoir. C’est une histoire icarienne, triste mais l’histoire d’une grande réussite, celle d’un homme qui est devenu quelqu’un. »
Comment se fait-il qu’il ait été ainsi oublié ? Une fin tragique ne signifie pas disparaître totalement…
« A l’époque, les gens mourraient assez tôt, donc ce n’était pas tragique en soi. Mais c’était tragique parce qu’il a perdu son visage, il devait porter un masque et devait souffrir terriblement. Les artistes vivaient comme des saltimbanques, ils étaient adorés pour leurs capacités de transmettre des émotions, mais comme personnages privés, ils n’étaient que peu considérés, c’étaient des serviteurs. »
Ce n’était pas le star-system…
« En fait, c’était le star-system, mais à l’époque, on séparait la personne privée de la star. La vie de ces artistes n’intéressait personne : ils étaient considérés comme des gens de mauvaise vie, surtout les femmes d’ailleurs. Les prime donne qui étaient payées plus que les hommes étaient des stars qu’on s’arrachait : elles étaient rares et il fallait aboutir à une qualité tout aussi rarissime. Elles étaient donc très connues, riches, sans tuteur, souvent non-mariées, donc les gens venaient à leur rencontre mais les considéraient dans le même temps comme des courtisanes. Le rapport aux stars était donc très ambigu. Mysliveček n’était pas marié, il était étranger et donc quand il est mort d’une maladie vénérienne, donc considéré comme un homme de mauvaise vie, je pense qu’il n’y a pas eu beaucoup de gens pour le défendre et soigner son héritage. En outre, l’opéra sérieux est un genre qu’on ne fait plus après la Révolution française et la fin des royaumes. Enfin, la musicologie allemande et autrichienne était très forte et privilégiait l’histoire de Mozart, rechignant à évoquer quelqu’un qui pourrait lui ôter un peu de lumière. »
Pourquoi Il Boemo pour le titre du film ?
« Parce que Mysliveček était imprononçable par les Italiens. A l’époque, comme tant d’autres artistes, on l’a désigné par son origine : c’était donc Le Tchèque. C’est un sobriquet qui évite de prononcer son nom et qui sert à identifier l’artiste avec ses origines. »
Comment avez-vous travaillé avec les musiciens ?
« A part deux ou trois playbacks Simona Saturova a donné sa voix à l’actrice Barbara Ronchi, tout le reste a été fait en live. »
Un sacré défi de réalisation…
« Oui, car personne ne savait vraiment comment ça se faisait ! On avait un très grand ingénieur du son hollandais, notre ingé son de cinéma et on a réussi à faire cette musique en direct et de très bonne facture. »
Il y a un intéressant jeu de miroir entre Miloš Forman qui dans les années 1980 réalise son Amadeus, et vous, également réalisateur tchèque, qui vous êtes aussi intéressé au destin d’un musicien et en avez fait un film…
« Oui, mais c’est aussi dangereux de comparer : Amadeus est un grand film américain, superbement écrit car c’est une pièce de théâtre au départ, il a été tourné en Tchécoslovaquie, avec un budget de 14 millions de dollars. Bien sûr, c’est un film génial, qui nous a tous influencés. Mais aujourd’hui, je m’intéresse à d’autres choses, mon film n’a pas la même dramaturgie, la même lumière, et on est trente ans plus tard. C’est donc un autre film. Et ça a été parfois difficile d’expliquer que je ne voulais pas faire un nouvel Amadeus, qui serait forcément un échec puisque ce ne serait pas Amadeus ! »