Gratias agit 2022 : pour Antoine Marès, « l’Europe centrale est redevenue le centre de l’Europe »
Sept personnalités et une organisation se sont vu décerner, ce mercredi à Prague, le prix Gratias agit par le ministre tchèque des Affaires étrangères Jan Lipavský, pour leur contribution à la bonne renommée de la République tchèque dans le monde. Professeur émérite d’histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Antoine Marès fait partie des personnalités lauréates de cette récompense. Spécialiste de l’histoire contemporaine politique et culturelle des pays tchèques, il a également dirigé le Centre français de recherche en sciences sociales de Prague (CEFRES) de 1998 à 2001, dont il a été un des initiateurs. Pour Radio Prague Int., il est revenu sur son parcours, sa vision du rôle de la Tchéquie et de l’Europe centrale à la lumière de la guerre en Ukraine, mais aussi sur la distinction qui lui a été faite :
« Ce prix bien sûr est un honneur, un honneur que j’avais refusé précédemment. Il m’avait été proposé en 2017. C’était l’époque où le directeur adjoint du Centre tchèque de Paris avait été renvoyé dans des conditions que je réprouvais profondément. J’ai donc refusé l’attribution du prix. Cette année, c’était dans un autre temps et un autre contexte politique, j’ai été très heureux de répondre à la demande du ministre tchèque des Affaires étrangères et transmise par l’ambassadeur de République tchèque à Paris, Michel Fleischmann. »
Peut-on revenir sur les raisons qui vous ont amené à vous intéresser à l’histoire tchèque ?
« Plusieurs éléments ont joué. Paradoxalement, le fait que j’aie fait des études de russe au lycée : j’étais de cette génération qui apprenait le russe au lycée, sans a priori idéologique aucun. J’ai été fasciné par la culture russe à un tel point qu’au baccalauréat j’ai pris le russe en première langue. Le deuxième élément, c’est que je suis un enfant de 1968 : j’avais 17 ans, et j’ai été très frappé d’une part par les événements de mai 1968 à Paris, et par l’invasion de la Tchécoslovaquie qui entrait en contradiction avec ma vision de la culture russe et mon amour pour la culture russe. Le troisième élément, c’est ma rencontre à Aix-en-Provence, où j’ai commencé mes études, d’un lecteur de tchèque, Miroslav Pravda, qui m’a attiré vers le contexte tchèque. Je me destinais à être un spécialiste de la Russie du XIXe siècle et je suis devenu un spécialiste de l’Europe centrale, plus particulièrement de la Tchécoslovaquie. »
Vous étiez à Prague récemment, à l’occasion d’une conférence consacrée à la révocation des Accords de Munich par le Général de Gaulle, en 1942. Vous aviez évoqué à cette occasion avec notre collègue Magdalena Hrozínková une anecdote sur Paul Ricœur, discutant avec vous sur le Pont Charles, et évoquant l’empreinte laissée par ces accords sur les Français…
« Cette anecdote rejoint une observation beaucoup plus large : beaucoup de ceux qui se sont engagés à cette époque pour la Tchécoslovaquie, je pense à nombre d’acteurs, dont Paul Ricœur et la société Jean Huss, avaient un passé pacifiste. Ils voulaient réparer. C’est ce que j’appelle le syndrome de Munich, chez un certain nombre de Français qui se sont intéressés à la Tchécoslovaquie parce qu’ils ont été choqués, frappés par Munich. Paul Ricœur, qui se déplaçait peu, me disait donc sur le Pont Charles que s’il avait répondu à ma demande, c’était pour réparer, en quelque sorte, le fait qu’il ait été à l’époque plutôt pacifiste. C’est quelque chose de beaucoup plus large en réalité : cette anecdote illustre une partie de la réaction des Français à partir de 1945…Quand le Général De Gaulle envoie le Général Leclerc pour le 14 juillet 1945 à Prague, c’est dans cet esprit. Cette table-ronde était destinée à mettre en exergue cet épisode de la révocation des Accords de Munich, le 29 septembre 1942, par le Général de Gaulle qui a toujours été anti-munichois. »
Y a-t-il une spécificité de la recherche française en histoire tchèque – par rapport aux chercheurs spécialisés sur la Pologne par exemple ?
« C’est une question compliquée. On peut y répondre sous plusieurs angles. D’abord sous l’angle des traditions existant depuis la fin du XIXe siècle. Les pays tchèques, avant même 1914, ont été toujours très tournés vers la France, intellectuellement, culturellement, et non parce qu’il y avait un amour béat de la France, mais parce que les Tchèques, à partir de la moitié du XIXe siècle, ont cherché à accéder à la modernité en contournant l’Allemagne. La France était donc l’idéal : il y avait le prestige de la culture et de la langue française. Dans l’entre-deux-guerres, la Tchécoslovaquie était le pays qui avait le plus d’alliances françaises dans le monde, ce qui était assez singulier. Tout cela a contribué à établir une proximité très forte entre les intellectuels tchèques et français. J’en veux pour preuve l’écho qu’a eu ici le surréalisme, mais on pourrait multiplier les exemples.
Tous les grands peintres tchèques sont passés par Paris à un moment de leur vie. Le voyage des artistes à Paris était alors quasi initiatique – ce qui ne veut pas dire qu’ils ont tous été heureux là-bas, c’était souvent très difficile. Tout cela été encouragé par des structures très actives dans l’entre-deux guerres comme les classes tchèques des lycées Carnot à Dijon ou de Nîmes… Cette proximité était profondément ressentie des deux côtés jusqu’en 1938-1939. Paul Valéry disait de la Tchécoslovaquie qu’elle était la ‘clé de voûte de l’Europe’, ce qui est une belle image. Par la suite, à la différence de la Pologne et de la Hongrie, on peut dire de la Tchécoslovaquie sur le XXe siècle, qu’elle a été une sorte de laboratoire, de sismographe de l’Europe : de ce point de vue-là, elle reste plus intéressante que ses voisins. Et je pense que cela reste le cas aujourd’hui. »
Alors que la Russie a attaqué l’Ukraine en février dernier, que cette agression n’est pas sans évoquer des souvenirs en Tchéquie, notamment celui de 1968, et qu’on voit comme Vladimir Poutine réécrit l’histoire de son pays et celle de l’Ukraine, quel est le rôle des historiens dans ce contexte ?
« Je crois que le rôle de l’historien est d’historiciser le passé : c’est-à-dire qu’il doit regarder le passé non pas comme peuvent le regarder les journalistes au service d’une cause idéologiques ou des politiques qui l’instrumentalisent. L’historien est aussi amené à remettre le conflit actuel dans une perspective longue. D’une certaine façon, on assiste ici à une sorte de queue de comète à un mouvement qui a débuté au XIXe siècle, celui des affirmations des affirmations nationales en Europe. Nous sommes dans un processus que je qualifierais sinon de naturel, du moins d’historique, avec une population qui a décidé de s’affirmer sur le plan national et qui est en train d’essayer de confirmer la conquête de son indépendance. C’est quelque chose d’important qui permet d’avoir une réflexion un peu plus profonde que celle du conflit immédiat. Face à cela, il y a une Russie impériale, impérialiste, qui refuse ce mouvement au nom d’une déformation de l’histoire difficilement acceptable pour tout historien honnête et avec des moyens extrêmement brutaux. Et cette brutalité me semble à la fois celle d’un double héritage du côté russe : l’héritage impérial d’avant 1917 et d’un héritage soviétique qui a, au fond, repris la même brutalité à l’égard de ceux qui étaient soumis à Moscou à partir de 1945. Le processus s’est arrêté en 1985 avec Gorbatchev. C’est vrai qu’il a joué – même si les Russes le détestent pour des raisons qu’on peut expliquer - un rôle considérable dans la pacification de l’Europe. Malheureusement, l’épisode suivant a été catastrophique et explique aussi le succès de Poutine qui a remonté la Russie. N’oublions pas que pendant l’ère Eltsine, l’espérance de vie en Russie a baissé de cinq ans, soit un phénomène quasiment unique dans l’histoire de l’Europe. Poutine est apparu comme un sauveur. Le restera-t-il longtemps après cette initiative hasardeuse ? L’historien ne prévoit pas les choses… »
Le 19 octobre, Sylvie Kaufmann a dit dans une chronique du Monde qu’à la faveur de cette guerre se produisait un déplacement du centre de gravité de l’Europe vers le nord et l’est, en raison de la posture morale prise par ces pays par rapport à celle de l’Allemagne et la France… Qu’est-ce que cela vous inspire ? Est-ce aussi une occasion pour la Tchéquie de venir sur le devant de la scène, sinon internationale, au moins européenne ?
« C’est vrai qu’il y a un épisode favorable pour cette remise en lumière de la République tchèque puisqu’il y a eu ces assises européennes à Prague il y a peu de temps, avec cette décision de créer une communauté politique européenne. Je crois que le basculement s’est fait beaucoup plus tôt en réalité : il s’est fait avec la chute de l’empire soviétique à partir de 1991 et que ce décalage, ce glissement s’est opéré à cette époque. L’illustration en est le déplacement de la capitale de l’Allemagne de Bonn à Berlin. J’ai toujours pensé et dit que l’Europe centrale redevenait centrale après avoir été Europe de l’Est pendant un certain temps et qu’il fallait regarder avec beaucoup d’attention ce qu’il s’y passait. Comme je le disais tout à l’heure, je voyais l’Europe centrale et la Tchécoslovaquie comme un laboratoire et je pense que la montée des nationalismes allait dans ce sens. En Occident nous n’avons pas été assez attentifs à cette évolution. Effectivement, la situation aujourd’hui montre bien que l’Europe centrale est redevenue le centre de l’Europe, et c’est là que se joue le destin de l’Europe. Le conflit ukraino-russe n’est pas seulement un conflit avec un nationalisme qui s’est éveillé et qui a été très construit par la violence russe, mais c’est aussi un combat sur une certaine conception de l’Europe et la conception russe indiscutablement. Je me dis avec d’autant plus de regrets qu’il y avait des potentialités occidentalistes qui existent en Russie depuis le XIXe siècle et qui sont totalement battues en brèche par les décisions du président russe. Bien sûr, cela a un aspect positif dans la mesure où cela a resserré les liens entre Européens, mais cela a aussi un aspect catastrophique pour les Ukrainiens : nous faisons une guerre avec la Russie, par Ukrainiens interposés, et bien entendu le souhait de tout citoyen européen serait qu’on aille vers un apaisement, un compromis, un arrêt de ces frappes meurtrières, mais qui sait ce qu’il adviendra ? Nous sommes dans une situation où, paradoxalement, c’est l’opacité qui domine. On peut faire des scénarios, mais qu’en sera-t-il, personne ne peut le dire ? La raison est-elle encore là du côté russe ? Je pense qu’elle n’est pas totalement absente, mais qui sait ? »