À Sidonie, reportage à la frontière d’une Tchécoslovaquie pas tout à fait disparue
Trente ans après sa partition, la Tchécoslovaquie reste bien vivante dans l’esprit et la vie quotidienne des habitants des régions frontalières. Reportage à Sidonie, petit village du sud de la Moravie traversé par une rivière qui sert de frontière historique. Pendant plusieurs années, ses habitants se sont retrouvés divisés par la création des deux nouveaux États, tchèque et slovaque.
Malgré le ciel gris, le froid glacial et la neige gelée qui ne permet que d’avancer que par tout petits pas en ce dernier lundi de décembre avant Noël, Sidonie, hameau de 250 habitants planté dans le décor pittoresque des Carpates blanches, ressemble, pour qui aime quiétude et nature, à un petit coin de paradis.
Longtemps restée inhabité, jusqu’à la construction d’une verrerie par un noble hongrois qui donna au lieu le nom de son épouse, Sidonie et ses quelques dizaines de maisons s’étendent sur plusieurs kilomètres tout le long de la rivière Vlára. Au bord de l’eau, Pavel Mašláň, jeune historien qui habite avec ses parents la dernière maison avant la frontière, tend la main pour nous montrer où se situe la limite entre la République tchèque et la Slovaquie. Quel bout de terre appartient à la République tchèque, et quel autre à la Slovaquie. Et malgré les explications de Pavel, on s’y perd parfois un peu à la vue des lacets de ce cours d’eau qui se perd ensuite dans la forêt...
Tout en zigs et en zags, la Vlára, qui prend sa source dans le sud de la Moravie avant de se jeter une quarantaine de kilomètres plus loin dans la Váh, affluent du Danube en Slovaquie, ressemble davantage à un ruisseau. C’est pourtant elle, la Vlára, qui forme la frontière historique entre les anciens royaumes de Bohême et de Hongrie, dont la Slovaquie a dépendu jusqu’à la création de l’État tchécoslovaque en 1918.
Maire de la commune de Brumov-Bylnice, dont dépend Sidonie, Jaroslav Vaněk s’en amuse : avec des bornes qui se trouvent une fois à gauche, une autre fois à droite, puis, quelques mètres plus loin encore, de nouveau à gauche ou à droite du ruisseau, il suffit d’un saut à pieds joints pour se retrouver d’un côté ou de l’autre de la frontière. Mais pour les habitants de Sidonie, parmi lesquels les couples tchéco-slovaques restent très nombreux, ce cours sinueux de la rivière n’est pas que source de plaisanteries. Jaroslav Vaněk admet d’ailleurs que, trente ans après la partition de l’État commun, certaines démarches, restent encore parfois très compliquées :
« Il y a, de notre côté, des terrains qui dépendent de la Slovaquie et qui entravent notre développement. Les gens qui veulent y construire ont besoin de l’accord de leurs voisins. Mais comme les voisins en question dépendent de la Slovaquie... En Slovaquie, les autorités leur disent : laissez votre demande ici, nous vous répondrons. Sauf que le plus souvent, personne ne s’ennuie avec ça et ne prend la peine de leur répondre. Il n’y a pas d’eau courante, pas de tout-à-l’égoût, pas beaucoup de réseau...»
Le maire de Brumov-Bylnice regrette que seuls les plus motivés puissent vivre et habiter à Sidonie :
« Sidonie est un endroit historiquement négligé. Pratiquement aucuns travaux n’y ont été réalisés depuis trente ans. Ça fait mal de voir ça. Il n’y a plus de magasin et, pendant l’hiver, le bistrot n’est ouvert que du vendredi au dimanche... En termes de qualité de vie, ce n’est donc pas tout à fait comme nous voudrions que ça soit. »
Entre employés de la verrerie moraves, slovaques, hongrois et allemands, Sidonie est longtemps resté, à l’époque de l’Empire austro-hongrois, un modèle de vie en commun. La formation d’un État tchécoslovaque indépendant dès la fin de la Première Guerre mondiale n’a pas modifié la donne. Comme ailleurs tout le long des 250 kilomètres de frontière qui séparent aujourd’hui la République tchèque et la Slovaquie, à Sidonie, Tchèques et Slovaques sont véritablement devenus tchécoslovaques dans l’âme et le cœur.
Les problèmes sont apparus le 1er janvier 1993, au moment de la partition. Une douzaine de maisons situées sur la rive droite de la rivière se sont alors retrouvées en Slovaquie et, aux yeux de leurs habitants, qui s’estimaient tchèques, du « mauvais » côté de la frontière. Président de « Svatá Sidonie » (Sainte-Sidonie), une association qui œuvre au développement culturel et économique du hameau, Pavel Mašláň revient sur ce malentendu :
« Leurs habitants avaient la nationalité tchèque et voulaient rester en République tchèque. Lorsque vous passez dans la vallée, vous traversez ce cours d’eau, et donc la frontière entre les deux pays, sur une passerelle à plusieurs endroits. La route aussi, à certains endroits, menait du côté slovaque. »
Pavel Mašláň affirme pouvoir même citer l’exemple d’un homme dont la maison se trouvait côté tchèque et les latrines côté slovaque. Le cours d’eau traversait sa propriété.
« Beaucoup de gens qui habitaient ici se rendaient quotidiennement en Slovaquie pour y travailler. Il y avait de plus grandes villes, Dubnica, Trenčín, où il y avait plus de possibilités d’emploi. Il y avait des familles mixtes. Pour tous ces gens, la Tchécoslovaquie était une réalité quotidienne, ils ne faisaient pas de différences entre les deux pays. Il n’y a jamais eu le moindre contrôle, mais dès que la frontière a été créée, les douanes et la police sont apparues et ont commencé à contrôler. Il y avait des taxes à payer. Tout ça compliquait la vie des gens. »
Si cela ne l’empêche pas de nous recevoir avec café et inévitables petits gâteaux traditionnels de Noël, Františka Bařinková connaît aujourd’hui encore certains de ces désagréments. Elle et son mari habitent à Sidonie depuis de nombreuses années. Aujourd’hui retraitée, Františka est tchèque, originaire de Moravie, mais a travaillé toute sa vie dans le village slovaque voisin :
« Les problèmes ne sont toujours pas résolus ici. Les relations entre les gens sont restées normales et aussi bonnes qu’avant la séparation. Mais pour ceux comme moi qui ont travaillé en Slovaquie au temps de l’État commun et qui vivent en République tchèque, pour tout ce qui est papiers ou reconnaissance des droits, c’est une autre histoire. C’est absurde, parce que c’était quelque chose de tout à fait normal. Par exemple, les retraités tchèques, en plus de leur pension, ont désormais droit à 500 couronnes supplémentaires pour chaque enfant. Je suis tchèque et retraitée, mais comme j’ai toujours travaillé à Horné Srnie, un village qui se trouve juste de l’autre côté de la frontière, mais en Slovaquie donc, les gens comme moi n’ont pas droit à cette prime. »
Paradoxalement, il aura fallu que les deux pays se retrouvent au sein de l’Union européenne, en 2004, soit donc onze ans après la partition, pour que les choses s’améliorent quelque peu de ce point de vue là :
« Avant d’intégrer l’Union européenne, nous avions deux cotisations d’assurance maladie à payer depuis la partition de l’État. En République tchèque mais aussi en Slovaquie. Pourtant, nous ne profitions d’aucun soin là-bas. Non, vraiment, il y avait plein de problèmes économiques. »
Entretemps, à Sidonie, comme dans quelques autres régions frontalières sujettes à litiges depuis la partition, le problème de l’appartenance des propriétés et terrains a été résolu en 1996. Après plusieurs années de négociations, Prague et Bratislava ont alors conclu l’accord dit de Židlochovice, nom d’une petite ville de Moravie du sud où a été signé le document qui définit depuis les frontières entres les deux pays.
Dans la commune slovaque de Vrbovce, où comme pour Sidonie un hameau a fait l’objet de différends avant finalement de revenir à la Slovaquie, le maire Dušan Eliáš estime que la partition de la Tchécoslovaquie a été une bonne chose au bout du compte. Lui avait 15 ans en 1993. Il se souvient donc bien de la vie en commun et c’est pourquoi il se montre très chaleureux avec les journalistes tchèques qui défilent dans son bureau depuis plusieurs semaines. Si Dušan Eliáš n'est pas nostalgique, cela ne l’empêche cependant pas de formuler un petit regret, et ce, en choisissant bien ses mots :
« Nous apprécions le fait que nous, Slovaques, puissions nous occuper de notre propre maison, mais cela ne doit pas nous faire oublier que nous avons aussi quitté la maison de notre frère. C’est du moins comme ça que je ressens les choses, et je crois que c’est aussi le cas d’un certain nombre de gens autour de moi. »
De retour à Brumov-Bylnice, Renata, jeune esthéticienne, n’a pas connu l’État commun. Malgré quelques années passées à Paris, loin de sa région d’origine, la Tchcécoslovaquie n'en reste pas moins une réalité presque quotidienne pour elle, et cet aspect de sa vie la fait parfois bien rire :
« Oui, ce sont nos amis ! Nous, les jeunes, nous ne faisons pas de différences. Nous y allons souvent juste pour faire du shopping, nous promener ou se faire un resto. L’été, nous allons aussi parfois à Senec, pas loin de Bratislava. Sinon, plus près d’ici, à une trentaine de kilomètres, il y a Trenčín, c’est une très belle ville. Et puis, oui, il y a pas mal de Slovaques chez nous aussi. Soit ils habitent ici, soit ils travaillent. Personnellement, je ne regrette pas (l’État commun), mais je n’ai pas connu (cette période) non plus... Et puis j’ai plusieurs copines qui ont un petit ami slovaque, même si, c’est vrai, on dit que ce sont plutôt les garçons tchèques qui préfèrent les filles slovaques. Pourquoi ? Il y a l’accent, la langue slovaque, qui est plus jolie. Et puis, bon, il faut le reconnaître, les femmes slovaques sont vraiment très belles ! »
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30 ans depuis la séparation entre la Slovaquie et la Tchéquie
La Tchécoslovaquie a cessé d'exister le 1er janvier 1993 pour laisser place à deux Etats indépendants : la Tchéquie et la Slovaquie.