Présidentielle : « Deux favoris sont issus de l'élite militaire et économique de l'ancien régime »
Entretien avec Michel Perottino, directeur du département de science politique de la faculté de sciences sociales de l’Université Charles, avant l'élection présidentielle et le premier tour qui est organisé ces vendredi et samedi en Tchéquie.
Est-ce une campagne exceptionnelle ou ordinaire pour cette élection présidentielle en Tchéquie cette année ?
Michel Perottino : « On est un peu entre les deux. C’est une campagne extraordinaire au regard des candidats, avec notamment Andrej Babiš, mais ordinaire dans le sens où c’est la troisième campagne présidentielle pour une élection au suffrage universel direct. »
Quel est l’impact de la guerre en Ukraine sur cette campagne ?
« Il n’y a pas d’influence directe, même si certains candidats ont pu présenter des positions un peu dissonantes sur la scène politique tchèque. Mais dans l’ensemble, la plupart des candidats sont sur la même ligne pour dénoncer l’agression russe et rappeler que la République tchèque est du côté de l’Ukraine. Evidemment il y aussi l’impact économique de la guerre et là tous les candidats constatent que l’impact de la guerre est relativement important. »
Avec aussi la candidature d’un général à la retraite en ces temps de guerre, ce n’est pas banal…
« C’est important et ça ne l’est pas en même temps. On peut craindre que la guerre se répande mais ce n’est pas vraiment la perspective qu’on a ici. Ce n’est pas parce qu’on a la guerre en Ukraine que le général Pavel se présente, puisque sa candidature était déjà envisagée avant l’invasion russe. Ce n’est pas tellement sur ce thème là que Petr Pavel insiste dans sa campagne mais évidemment cela peut jouer pour certains électeurs. »
Andrej Babiš blanchi par la justice et reçu à l'Elysée
Quel rôle peut jouer selon vous la décision de justice favorable cette semaine à Andrej Babiš, jugé non-coupable dans une affaire de fraude aux subventions européennes ?
« C’est arrivé comme un cheveu sur la soupe, dans la mesure où la plupart des observateurs pensaient que la décision serait différente. Cela peut jouer un rôle positif pour lui dans le sens où une partie de l’électorat réticent à voter pour quelqu’un de condamné par la justice pourrait porter son choix vers Andrej Babiš ? »
Avait-il tout à gagner en ne participant pas à tous les précédents débats comme il l’a fait ces dernières semaines ?
« Effectivement, il a tout à gagner en choisissant les débats auxquels participer ou non. Si on regarde la campagne ces deux derniers mois, on peut constater qu’Andrej Babiš a essayé de faire campagne dans certains milieux qui n’étaient pas forcément les bons, notamment lorsqu’il a répondu devant les caméras à des questions d’écoliers, avec un certain effet négatif. Pour ce qui est des débats télévisés, il est clair qu’il n’a pas intérêt à participer à tous, car il sera la cible privilégiée par tous les autres candidats. Quand il est sous pression, il se laisse emporter, donc il a intérêt à être absent, mais pas tout le temps. Le choix de participer au débat de la TV privée Nova peut avoir une influence sur une partie de l’électorat, notamment l’électorat populaire, qui pourrait regarder l’émission. »
L’hebdomadaire Respekt parle d’ingérence du président français dans la campagne présidentielle tchèque avec la réception mercredi à l’Elysée d’Andrej Babiš. Qu’en pensez-vous ?
« Je ne sais pas si c’est de l’ingérence. Ce n’est pas Emmanuel Macron qui avait intérêt à discuter avec Andrej Babiš, mais plutôt Andrej Babiš qui avait besoin de montrer qu’il avait cette carrure internationale qui fait défaut à tous les autres candidats. On peut discuter sur la carrure internationale de Petr Pavel mais ce n’est pas une carrure politique, alors qu’Andrej Babiš insiste énormément sur son expérience de Premier ministre. C’est d’ailleurs paradoxal, car depuis son entrée en politique il n’a cessé de critiquer la classe politique et d’un coup il se présente comme celui qui a la capacité et l’expérience politiques pour être président de la République. En allant à l’étranger, en allant en France, il fait la démonstration de cette carrure internationale qui le place dans une situation beaucoup plus avantageuse que les autres candidats. »
Un électorat de gauche démuni
Rebondissement de ces derniers jours dans la campagne : l’abandon du leader syndical Josef Středula, qui s’est désisté au profit de Danuše Nerudová. Beaucoup doutent que les voix que lui prévoyaient les sondages aillent réellement à la candidate.
« Effectivement, c’est un abandon inattendu. Josef Středula a été très présent lors du congrès du Parti social-démocrate (CSSD) le week-end dernier. Personne ne s’attendait vraiment à son retrait. Au regard des derniers sondages cependant, il allait vraisemblablement vers un échec donc d’un certain point de vue il était logique et stratégique de se retirer à temps. »
« D’un autre point de vue, on a depuis quelques semaines l’électorat de Středula relativement proche de celui de Babiš. D’ailleurs l’électorat de Babiš est souvent l’électorat de la social-démocratie ou du Parti communiste à de précédentes élections. Il y a un électorat de gauche qui aujourd’hui est démuni au sens où il n’y a plus aujourd’hui de candidat de gauche et finalement Andrej Babiš est celui qui va sans doute le plus en profiter. En plus, quand il était au gouvernement, il a beaucoup fait pour augmenter les retraites, ce qui peut porter ses fruits dans l’électorat de gauche. »
Les analystes font cependant remarquer que les opinions négatives sur Andrej Babiš sont importantes au point de le freiner lors d’un éventuel deuxième tour. Qu’en est-il selon vous ?
« C’est la grande inconnue. On peut souligner la polarisation extrême de la scène politique et de l’électorat. Une très large partie de l’électorat ne veut pas d'Andrej Babiš, mais tout va dépendre beaucoup de la personnalité qui sera face à lui. Une des grosses critiques formulées contre Petr Pavel est son passé et sa carrière militaire commencé avant 1989, avec des cours d’espion militaire au profit de l’Etat communiste de l’époque. Pour une partie de l’électorat, Petr Pavel et Andrej Babiš, c’est fondamentalement blanc-bonnet et bonnet-blanc. Donc Andrej Babiš n’est peut-être pas aussi handicapé que cela puisse paraître… »
Parce qu’Andrej Babiš a lui-même un dossier d’agent à la StB, l’ancienne police secrète de l’Etat communiste…
« Exactement et c’est aussi paradoxal de se retrouver 34 ans après la révolution de Velours avec deux des favoris à la présidentielle qui sont issus de l’élite militaire et économique de l’ancien régime. C’est quelque chose d’inattendu qui complexifie beaucoup la lecture de la situation politique. »
Le rôle du président sortant
Fin de règne difficile pour le président sortant Miloš Zeman. Est-ce qu’il joue beaucoup dans cette élection si son candidat préféré, à savoir Andrej Babiš, ne gagne pas ? Le facteur Zeman est-il important dans la campagne ?
« Le facteur Zeman est évidemment important car il reste président de la République jusqu’en mars. Il a déjà donné son soutien depuis longtemps à Andrej Babiš, qui a rappelé que Miloš Zeman l’avait appelé pour le féliciter et le soutenir après la décision de justice lundi. Fondamentalement, il est toujours actif et continue de jouer un rôle, notamment négatif, notamment en refusant de nommer un ministre ou en annonçant la nomination potentielle d’un nouveau président de la Cour constitutionnelle, ce qui est un peu cavalier et contraire à l’esprit de la Constitution. »
« Miloš Zeman est un des appuis importants d’Andrej Babiš et aussi son modèle. Il reste le seul à avoir composé un gouvernement avec son seul parti, ce qu’Andrej Babiš n’a pas réussi à faire. On rapporte souvent qu’Andrej Babiš c’est le groupe agro-industriel Agrofert qu’il a fondé, que c’est l’immixtion des intérêts privés dans la vie politique. Mais ce qu’on oublie de rappeler, c’est qu’Andrej Babiš est aussi le chef du plus grand parti politique actuellement, qui dispose du plus grand nombre de députés. Ce sera une première s’il remporte l’élection et pourrait énormément changer la donne pour les années qui viennent. »