Archéologie : vers une datation encore plus ancienne du crâne de Zlatý kůň ?
Et si le crâne de Zlatý kůň, mis au jour dans les grottes de Koněprusy en Bohême centrale dans les années 1950, était encore plus ancien qu’on ne le pensait ? En 2021, des analyses génomiques avaient fait passer sa datation de 15 000 à 45 000 ans, une petite révolution en soi. Aujourd’hui, c’est grâce à des analyses géologiques notamment que les scientifiques envisagent de repousser potentiellement encore davantage sa datation. Eclairant, de fait, un peu plus, les débuts des premiers hommes modernes sur le continent européen. Une mission franco-tchèque était sur place en avril dernier. Radio Prague Int. en a discuté avec le géomorphologue Laurent Bruxelles.
Laurent Bruxelles, bonjour. Je rappelle qu’en 2021, on avait appris que des analyses génomiques menées par l’Institut Max-Planck de Leipzig à la demande de scientifiques tchèques, sur le crâne fossile d’une femme mis au jour en Tchécoslovaquie dans les années 1950, était bien plus ancien qu’on ne l’imaginait. Il s’agit du crâne de Zlatý kůň qu’on a retrouvé dans les grottes de Koněprusy, non loin de Prague. Nous nous étions rencontrés en mars 2022 lors de votre passage à Prague avec d’autres collègues français pour étudier cette grotte. Vous êtes géomorphologue et spécialiste des grottes. A l’époque, votre collègue Bruno Maureille disait que c’était une mission franco-tchèque naissante. Vous êtes revenus au mois d’avril dernier. Etait-ce avec la même équipe ?
« Ce second séjour a fait suite à cette première mission de reconnaissance puisque la question était de savoir : va-t-on pouvoir fournir des éléments de datation plus précis de ce crâne ? On a donc fait une mission justement parce qu’on avait trouvé des éléments qui pouvaient permettre de répondre à cette question, avec quasiment la même équipe mais augmentée d’une personne, Sophie Verheyden, spécialiste de la datation des planchers de calcite, ce qui forme les stalactites et stalagmites dans les grottes. Si on est revenus, c’est parce que lors de la première mission, on a trouvé une séquence de sédiments, de couches superposées les unes aux autres, qui peuvent correspondre à celles qui ont emballé et permis l’arrivée du crâne dans la cavité. Donc c’était une bonne surprise. »
En fait, les couches de sédiments s’apparentent à une machine à remonter le temps…
« On est dans des grottes, c’est un vide. Et il faut imaginer qu’une ouverture s’est créée avec la surface : c’est un gouffre vertical. Et cela a fonctionné comme un sablier. On a donc des couches superposées les unes aux autres, et dans ces couches, il y avait un crâne. Le problème est que cette grotte a été intensément fouillée, donc une très grande partie des sédiments ont été enlevés. Maintenant, on raisonne avec un vide, car les sédiments ne sont plus là, et un crâne. Il faut essayer de savoir faire le raccord avec ce qui pouvait rester comme couches, comme sédiments : peut-être que tout avait été enlevé, et c’est cela que nous voulions vérifier lors de la première mission. Elle nous a montré que tout n’avait pas été enlevé, ce qui nous a rassurés. Cette seconde mission nous a permis de nous focaliser sur les restes de ce sablier et de décrire couche par couche ce qui s’est passé, et de lancer des datations. »
Vous dites qu’une majeure partie des sédiments avait été enlevée. Il y a eu notamment ces fouilles dans les années 1950. J’imagine qu’entre ce que l’on faisait à l’époque et ce que l’on fait aujourd’hui, il y a eu une évolution dans la manière dont on traitait un site de fouilles, le contexte géologique ? On est peut-être plus prudents aujourd’hui dans les manières de procéder ?
« Les techniques de datation ont évolué, c’est une première chose. Il y a beaucoup plus de sédiments qui peuvent nous apporter des éléments de chronologie. On fait aussi des fouilles beaucoup moins extensives. Là, quasiment tout le dépôt qui a pu emballer ce crâne a été enlevé. Il n’y avait donc pas de témoins. Aujourd’hui, on essaye de laisser des témoins sédimentaires car on se dit que dans cinquante ans, nos successeurs auront peut-être les moyens de faire parler mieux que nous ces sédiments – peut-être même sans les toucher. Effectivement, il y a donc des approches novatrices en termes d’analyses génomiques, de datation, mais aussi des approches naturalistes – ce qui est aussi mon approche : on va dans la grotte, on regarde les formes, on essaye de comprendre comment elle s’est formée, où se situait l’entrée par laquelle le crâne est venu dans la cavité, et à partir de là, reconstituer tout le fonctionnement de la cavité et des dépôts successifs. »
Ce crâne en effet est tombé dans la cavité, comme nous en parlions l’an passé : cette femme n’est pas morte dans la grotte…
« Oui, a priori le crâne est tombé. D’ailleurs, il n’y avait pas que cet os. Il y a aussi des éléments de faune. Il y a même des traces sur le crâne qui montreraient qu’il a été ensuite charogné par des hyènes ou par des loups. C’est souvent cela : les hommes ne vivaient pas forcément que dans les grottes et surtout pas à la base d’une entrée verticale. Leur aire de vie était donc autour. Tout ce qui se passait autour venait tomber autour petit à petit, mélangé à de la terre, des cailloux, des végétaux. On a retrouvé aussi d’autres vestiges osseux, mais de faune. On a trouvé du lapin, du rongeur… On a donc tout un contexte de vie autour. »
On pensait donc à l’origine que ce crâne avait environ 12 000-15 000 ans, donc une datation relativement récente à notre échelle. Les examens génomiques réalisés à l’Institut Max-Planck montrent une datation beaucoup plus ancienne : 45 000 ans, mais c’est une date minimale, ce qui en ferait le premier représentant d’hommes et femmes modernes en Europe. Au niveau des analyses que vous avez pu faire, peut-on déplacer cette datation encore plus loin, ou on n’en est pas encore là ?
« On pourrait avoir des premiers éléments pour décaler cette limite. Au début, le crâne avait été daté autour de 12 000 ans, mais le problème est que le crâne avait été restauré avec des produits qui ont totalement faussé l’analyse. L’analyse génomique a pu montrer que ce crâne date d’au-delà de 45 000 ans. Depuis, il y a des sites qui ont été découverts en France, étudiés, avec des articles publiés récemment, qui montrent qu’on a des incursions d’hommes modernes autour de 54 000. La chronologie est donc en train de s’établir. Et donc l’intérêt de cette coupe sédimentaire qui a pu faire partie de l’histoire du crâne, c’est qu’on a dedans plusieurs éléments de datation : notamment, au sommet, on a une couche de calcite qui s’est formée par les infiltrations d’eau à partir du plafond. Il y avait des stalactites au-dessus, et à la base, des stalagmites avec de la calcite qui est venue sceller cette couche sédimentaire, la recouvrir, et protéger. L’avantage, c’est qu’en datant cette couche de calcite, si elle nous donne 15 000 ans, on ne saura pas trop, mais si elle nous donne 50 000 ou 60 000 ans, cela veut dire que ce qui est en-dessous est plus vieux. Et que donc, le crâne associé à ces sédiments est plus vieux. Cela va donc être un premier témoin de quelle chronologie on peut trouver sous ce plancher de calcite.
Ensuite, en-dessous, on a toute une série de petits cailloutis qui sont liés au gel en surface : les alternances de gel et de dégel ont fait éclater la roche, ces petits cailloux sont tombés dans la grotte et se sont accumulés sur plus d’un mètre, voire 1,50 mètre d’épaisseur. Entre ces petites couches, il y a des niveaux, un peu plus rouges, dans lesquels on a trouvé des ossements de lapin, de rongeurs. Il est possible de faire des datations sur ces ossements. On a aussi retrouvé des dents de bovidés qu’on peut dater. Tout en bas, on a des niveaux qui correspondent à des petits charbons – à confirmer via des analyses. La limite de datation des charbons c’est 45 000 ans. Mais là, c’est pareil : si la date nous montre que c’est plus vieux que 45 000 ans et que le plancher au-dessus nous dit qu’on est à 60 000 ans, cela veut dire qu’on a bien une histoire qui est cohérente et que cela permettrait de repousser le crâne dans cette chronologie ancienne. »
Donc la prochaine étape sera d’analyser la couche de calcite et celle des petits cailloux ?
« C’est cela. Mon travail, après avoir retrouvé cette coupe, a été de la lever, de l’étudier en détails, couche par couche, pour avoir la stratigraphie. Et ensuite, les différents collègues, Cédric Beauval, spécialiste de la faune, va étudier les dents de bovidés prises dans les remplissages, mais aussi la microfaune, et Sophie Verheyden va faire les datations du plancher en haut. On a déjà échantillonné, les échantillons sont préparés, il y a des niveaux qui sont datables et c’est déjà parti à l’analyse, cela veut donc dire qu’on devrait avoir des résultats assez vite. »
Peut-on revenir sur le contexte de cette grotte de Koněprusy ? En réalité, c’est un réseau de grottes, le plus grand de Tchéquie, dit-on. Quelle est sa particularité ?
« Il y a eu énormément de travaux par des équipes de géologues et de géomorphologues tchèques. On a donc bénéficié de leurs connaissances. On a d’ailleurs pu faire du terrain avec eux. On a pu mieux comprendre l’histoire de cette grotte qui est très, très ancienne. Il faut imaginer qu’on a des cavités qui, grosso modo, se forment autour du Quaternaire, donc pendant les deux derniers millions d’années. Quand on est dans les grottes de Koněprusy, on a des cavités qui se sont formées à l’ère tertiaire, donc il y a une 15ne de millions d’années. On s’est aperçus qu’on a un vieux réseau de galeries qui était entièrement rempli par des argiles. Il faut imaginer un paysage totalement plat, avec en surface, des phénomènes d’altération, donc des couches d’argile se sont développées. Lorsque les grottes se sont creusées, les argiles sont venues remplir tous les réseaux. Et les réseaux sont restés fossiles pendant longtemps : c’est resté piégé pendant des millions d’années. C’est parce que les vallées ont continué à s’abaisser qu’elles ont réussi à évacuer une partie de ce remplissage et à rouvrir la cavité. C’est ainsi que plus tard, des fossiles, comme celui de Zlatý kůň, ont pu venir dans la cavité. On a donc 15, 20 millions d’années d’évolution de la cavité. C’est intéressant car dans la grotte, il y a deux cheminées. On se demandait quelle cheminée avait pu alimenter la cavité en fossiles. Dans l’une on a retrouvés ces très vieilles argiles, donc c’est trop vieux et cela ne peut pas être celle-ci. C’est grâce à cette compréhension qu’on a pu identifier la deuxième cheminée où il y a des dépôts beaucoup plus récents : elle s’est ouverte après, et c’est par là que la faune et les vestiges de l’Homme sont tombés. »
On parlait tout à l’heure de 15 000, 45 000 ans, je parlais de l’aspect relatif de ces dates à l’échelle de l’humanité. Mais avec le temps géologique, on est sur une toute autre échelle, bien plus impressionnante, bien plus vertigineuse…
« Oui, ça nous a surpris, on connaissait mal le contexte des cavités en Tchéquie. Mais là, avec ce travail de terrain et les échanges avec les géologues tchèques, ça a été très enrichissant. Les questions qu’on s’était posées sous terre, tous seuls, se sont trouvées élucidées en allant en surface et en discutant avec eux. On commence à avoir une histoire qui commence il y a 15, 20 millions d’années. Quand on travaille sur une question très précise avec une chronologie très récente, on est obligés de remonter le chronomètre très loin. C’est pareil : on travaille à l’échelle de la couche dans la grotte, mais il faut aussi faire ce zoom arrière en étudiant la grotte, le massif et l’histoire de la région. C’est ainsi qu’on est sûr de bien comprendre et de ne pas se tromper en zoomant trop tôt sur un détail particulier. »
Quelle est la suite maintenant ? Il va y avoir les résultats des analyses dans trois ou quatre mois. Mais est-ce que vous prévoyez un retour sur place pour d’autres recherches ?
« Il y aura une suite évidemment, quels que soient les résultats de la datation. Ce serait à l’échelle de la grotte elle-même et du fossile de Zlatý kůň. La coupe est intacte, mais il reste du sédiment, donc peut-être enlever 50 cm de sédiment pour avoir quelques éléments supplémentaires en faune. Revoir aussi l’industrie lithique : il y a quelques outils qui avaient été trouvés dans ces séquences donc on peut essayer de voir si ça correspond à l’époque du crâne. Revoir aussi les différents ossements qui sont au Musée. Il y a donc l’approche de terrain où on va un peu plus fouiller pour mieux documenter et revoir en parallèle les outils et les ossements qui ont déjà été trouvés, pour avoir des éléments de comparaison. »
Rappelons en conclusion que tout cela est toujours le fruit d’un travail d’équipe, pluridisciplinaire. C’est véritablement un travail collectif.
« C’est l’approche complète et c’est cela qui est intéressant. La question est archéologique mais la réponse est multiple. Elle est chronologique, géo-archéologique, paléontologique, et aussi évidemment archéologique. Je trouve que ce n’est qu’en croisant ces approches qu’à la fois on enrichit la problématique mais aussi qu’on est sûrs de ne pas se tromper. Quand on va dire que ceci a tel âge, mais que l’archéologue nous dit qu’à cause de telle dent, ce n’est pas possible, on est obligés d’aller plus loin dans le raisonnement, ce qui le rend beaucoup plus fort. »