« La Tchéquie veut établir des ponts avec l’Afrique sans chercher à imposer de stratégies »
Président d’une ONG à Rabat, Salah Eddine Bakor était le représentant du Maroc au séjour d’études appelé « Cool Czechia » qui s’est tenu à Prague et à Telč du 26 juillet au 3 août. Comme dix-huit autres jeunes leaders de différents pays d’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne invités par le ministère des Affaires étrangères, Salah Eddine Bakor a participé à cette semaine à la fois de découverte de la Tchéquie et de rapprochement de celle-ci avec l’Afrique. Entretien.
« Je m’appelle Salah Eddine Bakor et suis le président de Youth Leaders Lab, une organisation engagée dans l’inclusion des jeunes dans les processus de prise de décision. C’est donc dans ce domaine que je milite. »
Qu’est-ce qui vous a valu cette invitation ?
« Mon engagement dans le domaine de la jeunesse dure depuis déjà cinq à six ans. En mars 2022, nous avons organisé le Forum maroco-européen de la jeunesse, lors duquel nous avons accueilli l’ambassadeur tchèque au Maroc. Sa participation nous a permis de renforcer les liens, particulièrement entre les jeunes du Maroc et de Tchéquie. Depuis, nous sommes restés en contact, et c’est comme cela que l’ambassade m’a proposé de participer à cet événement. J’ai naturellement accepté avec enthousiasme. »
Comment vous a été présenté ce voyage d’études « Cool Czechia » ?
« Cela nous a été présenté comme une occasion de découvrir divers aspects du pays : son histoire, sa politique et, bien sûr, son engagement envers la jeunesse et la société civile. Je considère ce séjour comme une immersion organisée par le ministère des Affaires étrangères, dans le but de renforcer les liens entre la Tchéquie et l’Afrique. »
Vous en êtes à la dernière journée de ce séjour en Tchéquie. La première moitié du séjour s’est déroulée à Prague, puis la seconde à Telč. Avec quelle expérience en repartez-vous ?
« Je peux la résumer en deux volets. Tout d’abord, pendant la première partie du séjour à Prague, les visites ont été centrées sur les institutions, comme le Parlement, le ministère, la Bibliothèque Václav Havel et certains médias comme la Radio tchèque. »
« Cette expérience m’a permis de réaliser que le Maroc et la Tchéquie partagent un passé commun de pays colonisés ou occupés. Cette similitude a une influence sur notre perception de certaines questions internationales. Par exemple, la situation en Ukraine est appréhendée avec une beaucoup de gravité ici, car nos deux nations comprennent les dangers de la guerre suite à nos propres expériences historiques. »
« Le second volet était composé de séminaires, notamment sur l’énergie et les fausses informations. Ces thèmes demeurent d’actualité au Maroc. Les fake news se propagent plus rapidement que les informations vérifiées, ce qui est un défi. De plus, la stabilité énergétique est un enjeu sur l’ensemble du continent africain. Au Maroc, nous sommes en fait en avance dans ce domaine grâce à nos investissements dans les énergies renouvelables. Le Maroc abrite la plus grande plateforme d’énergie verte en Afrique, avec les centrales solaires Noor 1 et Noor 2 dans la région d’Ouarzazate. Notre objectif est d’atteindre entre 35 et 40 % d’énergie verte dans notre réseau d’ici 2030. »
« Pour résumer, ce séjour m’a permis de mieux comprendre le développement progressif de la Tchéquie à travers son histoire. Malgré les moments critiques, tels que la révolution, le pays a réussi à progresser grâce à la détermination de son peuple. Cette réussite contraste avec la situation de nombreux pays africains moins développés. »
Comment interprétez-vous la volonté tchèque de se démarquer des autres pays européens qui possèdent une histoire et des relations très différentes avec l’Afrique, en particulier en raison de leur passé colonial ? La Tchéquie n’a pas ce lourd héritage...
« Le fait que ce séjour soit organisé par le ministère des Affaires étrangères a soulevé des interrogations quant à d’éventuels objectifs cachés. Dans la pratique, il est toutefois rapidement apparu que la Tchéquie ne poursuit pas d’agenda dissimulé à travers notre présence. Son intention est simplement de tendre la main à l’Afrique en partageant son expertise et en cherchant à comprendre les défis et opportunités du continent. »
« En tant que professionnel travaillant dans les relations internationales au Maroc, j’ai constaté que les cercles diplomatiques tendent à rester isolés entre eux. Les interactions entre diplomates restent limitées et parfois déconnectées de la réalité sur le terrain. C’est pourquoi l’approche de la Tchéquie est très louable. Elle cherche à établir des liens et des ponts avec l’Afrique sans chercher à imposer de visions ou de stratégies. Contrairement à certains pays européens qui ont parfois adopté une attitude paternaliste envers l’Afrique en raison de leur passé colonial, la Tchéquie privilégie une approche de partenariat et de dialogue. »
« Les échanges et la découverte mutuelle sont au cœur de cette démarche, avec l’intention de définir conjointement les moyens de renforcer ces liens à l’avenir. Je ne peux qu’applaudir cette approche, car elle se distingue clairement des pratiques d’autres pays européens. La démarche est différente, l’approche est différente et cela a été évident dès le premier jour de notre séjour. »
Ces deux dernières années, la diplomatie tchèque s’est beaucoup concentrée sur le soutien à l’Ukraine avec entre autres un accueil important de réfugiés. En 2015, lors de la crise migratoire, la Tchéquie a toutefois décidé de ne pas participer à la répartition des réfugiés en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient. Depuis, la position de Prague n’a guère évolué pour ce qui est de l’accueil de ces migrants. Le Maroc étant un pays transit, est-ce là un sujet que vous avez également évoqué ?
« En tant que défenseur de la mobilité des jeunes, je sais combien le sujet de la mobilité entre l’Afrique et l’Europe est complexe. Bien que la mobilité soit un thème crucial, elle est souvent associée au problème migratoire. Le Maroc, mon pays d’origine, accueille déjà un grand nombre de migrants, en particulier en provenance d’Afrique subsaharienne, et sert également de point de transit vers l’Espagne. Il est important de noter que la situation entre le Maroc et la Tchéquie présente des similitudes avec des aides de l’Union européenne pour renforcer les frontières et empêcher les immigrants d’entrer. En tant que défenseur de la mobilité, je n’approuve pas totalement la politique initiale de la Tchéquie lors de la crise migratoire, qui a suivi notamment le Printemps arabe. »
« Les réfugiés venant de régions en proie à la guerre, comme la Syrie, doivent faire l’objet d’une approche distincte. La décision de refuser l'accueil en 2015 est difficile à comprendre, surtout en comparaison avec l'accueil de 500 000 réfugiés ukrainiens pendant la guerre. Cette distinction soulève des questions sur la perception en Tchéquie des conflits en dehors de l’Europe. Cette situation me touche personnellement, car elle semble signifier que seules les guerres en Europe ou proches de l’Europe méritent de l’attention et une action immédiate. C’est ainsi que je perçois la situation. »
Est-ce une réflexion qui a résonné durant cette semaine de séjour ?
« Oui, cette pensée a certainement raisonné tout au long de cette semaine parmi les participants. Plusieurs d’entre nous, notamment ceux venant d’Éthiopie, ont partagé des réflexions similaires. L’Éthiopie a elle-même été en proie à un conflit au cours des dernières années, un conflit majeur a éclaté dans tout le pays. Lors de nos discussions entre participants, il était clair que la couverture médiatique de ces conflits n’était pas équivalente à celle de la crise en Ukraine. Bien qu’il y ait plusieurs conflits en cours dans le monde, malheureusement, la médiatisation n’est pas uniforme. »
Vous allez maintenant rentrer à Rabat. Quelle suite sera donnée à ce séjour en Tchéquie ?
« Tout d’abord, il est prévu que je rencontre l’ambassadeur à Rabat afin de discuter en détail de toutes les expériences et événements de cette semaine. Par la suite, nous allons recevoir un formulaire d’évaluation pour réfléchir sur cette semaine et potentiellement proposer des recommandations pour l’avenir. »
« Mon souhait est de maintenir et de cultiver les liens que nous avons noués au sein de cette communauté pendant une semaine. J’aime l’imaginer comme un nouveau-né dont nous devons prendre soin. Pour ce faire, je pense qu’il est essentiel d’organiser des événements de retrouvailles pour les participants, afin de tisser les liens encore plus forts et de maintenir le pont entre l’Afrique et la Tchéquie. »
« À plus long terme, j’aimerais participer à des projets plus concrets qui pourraient renforcer la présence du Maroc en Tchéquie ou celle de la Tchéquie au Maroc. »
D’un point de vue plus personnel, qu’est-ce que cette semaine passée avec des représentants de divers pays africains, notamment d’Afrique subsaharienne, vous a apporté ?
« D’abord, je tiens à dire que, en tant que jeune Marocain, je me considère comme Africain. Bien que nous fassions partie du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, notre identité africaine est forte. Il faut rappeler que le Maroc est le premier investisseur africain en Afrique, ce qui reflète notre engagement envers le continent. Ce programme m’a permis de ressentir une profonde gratitude, car il a réussi à tisser des liens entre de jeunes leaders africains, ce qui est une initiative remarquable venant d’un pays européen. »
« Les échanges au cours de cette semaine ont été variés et instructifs. Ils nous ont offert la possibilité d’aborder diverses thématiques. Par exemple, nous avons discuté des différences entre les expériences des Africains du Nord et ceux d’Afrique subsaharienne. Ces échanges ont souligné nos différences culturelles et politiques. Les discussions ont englobé une gamme de sujets, allant des aspects culturels aux dynamiques politiques et à la gestion des politiques. »
Personnellement, vous aviez déjà visité la Tchéquie lors d’un précédent voyage. Cettefois, avant de venir, votre grand-mère vous a elle aussi fait part de son expérience passée avec Prague..
« En effet, cette semaine n’est pas ma première expérience avec la Tchéquie. En 2017, j’ai eu l’occasion de visiter la région dans le cadre d’un voyage touristique en Europe centrale et de l’Est. Avant mon départ, j’ai rendu visite à ma grand-mère pour lui annoncer que je me rendais à Prague. Peu de temps après, elle m’a montré un diplôme d’honneur qu’elle avait reçu de Radio Prague le 3 mars 1970. Elle m’a expliqué qu’elle écoutait régulièrement la station et qu’elle participait à des jeux-concours organisés par Radio Prague depuis 1960. Sa participation lui avait valu de recevoir ce diplôme et elle m’a raconté qu’elle avait même été invitée à séjourner à Prague en reconnaissance de son engagement. Mais à l’époque, mon arrière-grand-père ne lui avait pas permis de partir seule... »
Aujourd’hui, elle a donc de nouveau l’occasion d’écouter Radio Prague et d’entendre son petit-fils s’y exprimer...
« Oui, cela revêt une signification exceptionnelle pour elle. Lorsque je lui ai appris que j’allais visiter les locaux de la Radio tchèque, elle m’a demandé de lui envoyer des photos. J’ai même eu le privilège de visiter les studios, ce qui a été particulièrement émouvant, sachant que c’est là que les émissions qu’elle écoutait autrefois étaient enregistrées. »