Un film sur Alexander Dubček s’efforce de dévoiler toute la complexité de ce symbole du Printemps de Prague
Un documentaire dédié à Alexander Dubček, figure majeure du Printemps de Prague en 1968, a été présenté en première au dernier festival de Karlovy Vary et sera à voir bientôt au festival Finale de Plzeň. Résultat d’un long travail de recherche du réalisateur slovaque Robert Kirchhoff, le film All Men Become Brothers entend essayer de saisir la personnalité complexe de l’homme du « socialisme à visage humain », balayé par les chars soviétiques.
On a parfois l’impression de bien connaître les grandes personnalités, surtout quand elles sont prises dans la tourmente de l’Histoire qui leur demande généralement d’être à la hauteur de l’événement, quel qu’il soit. Et pourtant, malgré les livres, les articles, les documentaires qui ont pu être faits par le passé, certaines figures historiques sont telles qu’elles appellent à un réexamen régulier de leur parcours.
C’est le cas d’Alexander Dubček, représentant de l’aile réformatrice du Parti communiste tchécoslovaque dans les années 1960, devenu Premier secrétaire du parti le 5 janvier 1968 et dont l’expérience de libéralisation du régime aura rapidement fait long feu. Sa signature au bas du Protocole de Moscou, entérinant l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique en pensant préserver certains acquis du Printemps de Prague, reste, pour beaucoup de Tchèques, une tache difficile à effacer.
Le débat soulevé, à l’issue de la première projection du film à Karlovy Vary, en était d’ailleurs l’illustration, la réalisatrice Helena Třeštíková opposant à son collègue Robert Kirchhoff une vision bien plus négative et critique de la figure de Dubček. Cette ambivalence entre un Alexander Dubček lâche ou héros, c’est aussi quelque chose que souhaitait aborder le réalisateur slovaque dans son film, sans dissimuler le fait qu’il aime le personnage :
« Je pensais que les questions seraient davantage sur le film en lui-même et sur sa réalisation, sur sa production. Il se trouve que j’ai vraiment adoré préparer et faire ce film, notamment pendant le montage. C’est vrai que le débat finit toujours par revenir à Alexander Dubček et au fait qu’il soit une personnalité problématique. L’histoire est écrite dans les livres, mais je remarque que les gens continuent à se faire leur propre opinion sur lui. Par exemple, du côté de sa famille, ses fils défendent son héritage. En Slovaquie, globalement, il est devenu un symbole, une icône presque intouchable, il a presque rejoint le panthéon des saints patrons. Je dois avouer que j’aime Alexander Dubček, mais en même temps, je le déteste. Mon producteur m’a dit : il faut que tu en fasses quelque chose. Finalement, nous avons donc combiné mes deux sentiments en essayant de les équilibrer l’un l’autre. »
Eviter le portrait hagiographique était un défi pour quelqu’un qui ne cache pas pour autant sa sympathie pour le personnage. Robert Kirchhoff a pour ce faire choisi de faire parler un maximum d’intervenants dans son film : c’est le grand mérite de ce documentaire qui, tout en proposant une foule d’image d’archives, tisse un lien entre le passé et le présent, s’efforçant de dessiner les contours d’une personnalité politique avec la nuance qu’exige l’honnêteté intellectuelle. Ainsi du Kirghizstan où Dubček vécut jeune garçon à la Turquie où il fut relégué comme ambassadeur après 1969, en passant par l’Italie où il fut fait docteur honoris causa en 1988, et évidemment la Tchéquie et la Slovaquie, c’est un caléidoscope de témoignages qui contribue à forger cette image.
On y croise l’ancien président du Conseil italien Romano Prodi, plusieurs figures de la dissidence tchèque comme l’écrivain Jáchym Topol ou l’ancien diplomate Alexander Vondra, le politicien et sociologue slovaque Fedor Gál, mais aussi Umberto Eco dans une image d’archive unique qui voit les deux hommes dialoguer à Bologne en marge de la cérémonie distinguant l’ancien dirigeant slovaque…
En explorant la personnalité qui se cache derrière le symbole, le film met en lumière l’histoire de la Slovaquie, l’impact de Dubček sur celle-ci et la façon dont cette toute jeune démocratie a évolué depuis la révolution de Velours, il y a 34 ans. À cet égard, le documentaire est un portrait historique et actuel d'un personnage et de toute une nation à la fois. Un portrait qui ne fait pas l’économie des facettes les plus sombres de la société slovaque actuelle, traversées par des tendances illibérales particulièrement puissantes, et qu’illustre une scène d’affrontement verbal entre Fedor Gál et un petit groupe de militants nationalistes qui ne comprennent pas leur contradiction à se réclamer de la figure d’Alexander Dubcek. Robert Kirchhoff tente d’analyser cette récupération actuelle :
« C’est simple. C’est le principe de l’échelle : les gens qui sortent de la boue et veulent atteindre des sommets ont besoin de quelque chose à quoi s’accrocher. Une de ces illustrations en Slovaquie est que de nombreuses personnes qui ont un passé criminel cherchent à entrer en politique parce que cela signifie avoir du pouvoir. Ces gens ont besoin d’être élus et se tournent donc vers des symboles qui ont une importance pour les autres. Cette chose importante notamment, c’est la mémoire. Ils disent : ‘vous souvenez-vous comme cet homme était quelqu’un de bien, comme cette époque était belle, comme vous avez vécu des moments heureux avec Dubček ? Eh bien, nous sommes comme lui, nous allons aussi vous apporter des moments heureux.’ C’est pour cela que ce type de politiciens a du succès et arrive au pouvoir un peu partout dans le monde… »
Ces dernières années, de nombreux projets de films de fiction et documentaires se sont attachés à revenir sur le passé communiste de la Tchécoslovaquie, et plus particulièrement sur la période du Printemps de Prague. Le dernier en date est le biopic de Petr Nikolaev consacré à František Kriegel, le seul dirigeant communiste à avoir résisté à la pression du Kremlin et à avoir refusé de signer le Protocole de Moscou. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet intérêt grandissant pour cette période des années 1960 notamment : la disparition progressive des principaux acteurs, le recul que permet le temps écoulé – 55 ans cette année, le besoin de revoir sous un œil critique cette période par la génération qui en est issue sans en avoir été les protagonistes directs, la nécessité de faire les comptes aussi, et d’en demander via le travail documentaire ou fictionnel.
« C’est aussi parce que nous vivons une époque pleine de paradoxes. Quand la société fait face à des problèmes qui l’ébranlent, comme la crise migratoire, les émeutes en France, ou la guerre en Ukraine, cela suscite soudain l’intérêt de personnes qui a priori ne s’y intéressaient pas. La guerre en Ukraine est un exemple parfait : nous avons commencé à réfléchir aux raisons qui ont conduit à l’occupation de notre pays, quelles sont les sources de l’impérialisme russe. C’est aussi quelque chose qui touche beaucoup personnellement et en tant que cinéaste, parce que cela met en lumière toute la complexité du monde. Voilà pourquoi des films comme celui sur Kriegel voient le jour, ou le mien sur Dubček qui avait cette idée utopiste que ‘tous les hommes seront frères’. »
Mais revenons à ce débat qui a agité la fin de projection de All Men Become Brothers à Karlovy Vary. Documentariste de renom, Helena Třeštíková avait 19 ans au moment du Printemps de Prague qu’elle a donc vécu aux premières loges : pour elle qui, comme elle le rappelait, a apporté des fleurs sur l’estrade à Dubček lors de la fête du 1er mai et qui, comme beaucoup, a vu avec enthousiasme son pays se démocratiser après des années de marasme, la déception s’est avérée à la hauteur des espoirs suscités.
Son regret, exprimé après le visionnage du film, est que cet aspect-là ne soit pas assez mis en avant dans le documentaire de Robert Kirchhoff qui ne nie pourtant pas lui-même la faiblesse d’Alexander Dubček et son impossibilité à se détacher de ses idéaux communistes pourtant bafoués. Fidèle à sa volonté de départ de montrer sa personnalité dans toutes ses nuances, le cinéaste a clairement voulu se tenir à l’idée de montrer les contradictions de l’ancien dirigeant communiste, en laissant au spectateur le soin de juger par lui-même.
Ce débat post-projection illustre – et dans une certaine mesure incarne – toutefois une chose : le fait que la société tchèque, notamment, reste profondément divisée sur l’interprétation à donner à l’expérience du Printemps de Prague et à ses suites. Comme deux camps irréconciliables, quand bien même les gens se connaissent et s’apprécient par ailleurs, comme c’est le cas de Helena Třeštíková d’un côté et de Robert Kirchhoff et de son producteur de l’autre.
« Je pense que c’est le cas en effet. Et ce quand bien même il y a de nombreux points de convergence entre Helena Třeštíková et le producteur Jan Gogola. Nous avons tous les deux beaucoup débattu pendant tout le tournage du film. Mais j’en avais besoin. Jan Gogola est un admirateur de Dubček qui a un mal fou à être critique, notamment quand il argumente qu’il était incompris et que son espace de manœuvre était extrêmement réduit. Helena Třeštíková estime pour sa part, et je suis d’accord avec elle, qu’après 1989, il fallait quelqu’un à l’intégrité morale indubitable à la tête du pays. Quelqu’un qui n’était pas marqué du sceau d’un passé communiste. Personnellement j’aurais bien vu un communiste respectable aux plus hautes fonctions, Dubček était quelqu’un de bon, mais du point de vue moral, il était impossible d’élire à la tête de l’Etat quelqu’un qui, comme lui, avait signé la loi répressive de 1969 qui a servi à persécuter tous les opposants. »
Peut-être que cette impossibilité à réconcilier deux visions du monde et des événements, tout en continuant à cohabiter et à – souvent – s’apprécier, en dépit des souffrances causées, s’illustre-t-elle le mieux dans une des scènes les plus puissantes du documentaire : là, dans une cave de Slovaquie, autour d’un verre de vin, Jolyon Naegel, ancien reporter de la radio Voice of America qui a interviewé Dubček dans les années 1980, confronte son ami, l’écrivain Ĺuboš Jurík, au fait qu’il les a dénoncés tous les deux à la Sécurité d’État.
Tout dans cette scène d’une simplicité extrême, qui se déroule comme si le sujet évoqué était un échange sur une recette de cuisine, dit combien le chemin est encore long avant de pouvoir envisager l’époque de la Tchécoslovaquie communiste avec un œil totalement détaché.