Andrea Sedláčková : « J’ai découvert beaucoup de choses sur la vie de Toyen »
Un demi-siècle après sa mort, Toyen, peintre surréaliste et femme énigmatique, ne cesse d’éveiller l’admiration mais aussi la curiosité car jusqu’à une période récente, on ne savait que peu de choses sur une grande partie de sa vie. La cinéaste et écrivaine Andrea Sedláčková est tombée comme tant d’autres sous le charme de cette artiste secrète et lui a consacré d’abord un film documentaire et puis un livre intitulé Toyen, la première dame du surréalisme. Son ouvrage vient d’être proclamé Livre de l’année dans l’enquête du journal Lidové noviny. Andrea Sedláčková a bien voulu présenter son livre aussi au micro de Radio Prague International.
Des témoignages inédits
Comment présenter Toyen à quelqu’un qui ne sait encore rien sur elle ? Pouvons-nous présenter Toyen sommairement à ceux qui ne la connaissent pas ?
« Toyen est une peintre tchéco-française, une femme peintre née en 1902 à Prague. Elle a créé avec son partenaire Jindřich Štyrský un mouvement artistique appelé l’artificialisme, mais à partir des années 1930, ils ont rejoint le mouvement surréaliste. Toyen est partie en 1947 en France, elle est devenue une amie très proche d’André Breton et elle est décédée à Paris en 1980. Pendant toute sa vie, elle est restée fidèle au surréalisme. »
Vous avez d’abord tourné un film sur Toyen. Pourquoi avez-vous décidé finalement d’écrire ce livre. Ce film a-t-il joué un rôle dans votre décision ?
« Oui, ce film a joué un rôle décisif. On disait toujours qu’on ne pouvait rien trouver sur la vie de Toyen mais quand j’ai commencé à tourner ce film qui était une coproduction entre la Télévision tchèque et Arte, j’ai découvert à Paris plusieurs amis de Toyen qui étaient des messieurs et une dame d’un certain âge et qui avaient connu Toyen il y a 50 ans. Ils gardaient pourtant un souvenir assez précis de leurs amitiés. J’ai fait de longues interviews mais je n’ai pu utiliser que quelques phrases de ces interviews dans mon film. Et j’ai trouvé dommage que ces interviews finissent oubliées dans mon ordinateur. Du coup, je me suis dit que j’allais essayer d’écrire un livre basé sur ces entretiens. Et après j’ai avancé aussi dans mes recherches sur la vie de Toyen et au fur et à mesure, j’ai découvert beaucoup de choses sur sa vie qui étaient enfouies dans les archives, dans des mémoires. J’y ai passé pas mal de temps. »
« J’espère avoir dévoilé beaucoup de mystères »
Aujourd’hui, il est évident que Toyen était une des peintres les plus importantes du surréalisme mais la femme Toyen reste toujours assez énigmatique. Votre livre démontre qu’elle avait le don d’intriguer et de subjuguer son entourage. Quels étaient les traits principaux de la personnalité de Toyen qui la rendaient si intéressante et si attachante pour ses amis ? Que se cachait-il sous ses extravagances vestimentaires et ses allures masculines ?
« J’espère avoir dévoilé beaucoup de ces mystères dans mon livre. Evidemment pas tout, ce n’est pas possible. Je pense que c’était une femme extraordinaire. Imaginez : elle a quitté son domicile à seize ans. Elle est partie pour vivre seule vers la fin de la Première Guerre mondiale. Il fallait beaucoup de courage pour faire ça. Elle s’est inscrite dans une école de peinture ce qui était extraordinaire pour une femme dans les années 1920. Elle a réussi à payer ses études et à se faire une position dans le milieu très masculin de l’avant-garde tchécoslovaque de cette époque. Apparemment, elle était aussi très belle. On le voit sur les photos mais, souvent, certaines personnes me disent que sa beauté n’est peut-être pas compréhensible pour nous. Mais beaucoup d’hommes qui l’ont rencontrée sont tombés éperdument amoureux d’elle. Elle a eu aussi pas mal d’histoires avec des hommes, ce qui était, je pense, assez exceptionnel pour l’époque. »
Les trois hommes de sa vie
Trois hommes ont joué des rôles importants dans la vie de Toyen, C’était d’abord Jindřich Štyrský, puis Jindřich Heisler et finalement Benjamin Péret. C’est avec ces trois hommes que sont liées aussi trois étapes de son existence et de son œuvre. Dans quelle mesure ces trois amitiés profondes ont-elles influencé sa vie et sa création ?
« Jindřich Štyrský a joué un rôle absolument décisif dans la vie de Toyen. Elle était peintre déjà avant de le rencontrer, elle a vécu avec d’autres peintres mais je pense que le personnage de Štyrský, qui était très fort, très original et très indépendant, correspondait parfaitement au caractère de Toyen. Ils ont eu d’abord une longue histoire d’amour et de coopération créative et puis une histoire d’amitié intense, et je pense que sans Štyrský il n’y aurait pas aujourd’hui Toyen comme nous la connaissons.
Jindřich Heisler, c’est une autre histoire. C’était un homme qui avait douze ans de moins que Toyen. Lorsqu’il l’a rencontrée, c’était apparemment le coup de foudre. Ils se sont rencontrés en mars 1937 et déjà à Noël 1938 Toyen avait un passeport pour partir avec lui au Brésil. Heisler était avant tout un poète et une personne extrêmement sensible. Toyen a fait pour lui une chose absolument extraordinaire : il était d’origine juive et pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle l’a caché chez elle pendant quatre ans. Et après, ils sont partis ensemble en France. En fait, leur rêve était plutôt de continuer ensuite aux Etats-Unis, mais ils sont restés bloqués en France.
Quant à Benjamin Péret, elle l’a connu dans les années trente. Apparemment il n’était pas insensible à ses charmes déjà lors de leur première rencontre à Paris en 1935. Benjamin Péret était aussi une très forte personnalité, un poète surréaliste. »
Fidèle jusqu’à la mort
Un chapitre important de l’itinéraire de Toyen est sa relation avec André Breton, le grand chef du mouvement surréaliste qui régnait sur ses fidèles avec beaucoup de rigueur et ne supportait aucune opposition contre son autorité. Comment expliquer le fait que Toyen, qui a montré dans la vie et dans l’art tant de courage et qui était tellement indépendante, ne se soit jamais insurgée contre Breton et ait accepté sans broncher ses manières autoritaires ?
« Il est vrai que l’histoire du surréalisme est aussi l’histoire de brouilles entre André Breton et d’autres membres du mouvement. Pourtant, il y en avait deux avec lesquels, il ne s’est jamais brouillé et c’était justement Toyen et Benjamin Péret. Je pense, et tout le monde le disait, que Toyen était extrêmement fidèle en amitié. Et si elle se liait d’amitié avec quelqu’un, je pense qu’elle l’acceptait avec les aspects positifs mais aussi négatifs. Je crois qu’il ne lui est même pas venu à l’esprit de se dire que Breton n’avait pas raison. Elle se rangeait toujours de son côté. »
Les déboires de l’émigration
Toyen s’est définitivement installée à Paris en 1947. Vous décrivez dans votre livre ses premières années parisiennes après son émigration qui étaient très difficiles. Vous avez émigré en France en 1989. Cette expérience vous-a-t-elle permis de mieux comprendre la situation de Toyen après son émigration en France?
« Je pense que oui. J’essayais quand même de ne pas trop me projeter, de ne pas projeter mais propres expériences dans ma description de la période parisienne de Toyen. Il est évident que c’est difficile quand vous arrivez dans un pays étranger et vous ne parlez pas très bien la langue, ce qui était le cas de Toyen. Tous ses amis disaient que jusqu’à la fin de sa vie son français était tout à fait rudimentaire. Si vous ne maîtrisez pas la langue, vous ne pouvez pas nouer des amitiés profondes, parce que les amitiés se font souvent par la conversation. Sa situation financière était également très difficile et en plus, elle s’est retrouvée seule parce que Heisler est tombé amoureux d’une autre femme plus jeune. Je pense que pour toutes les femmes quinquagénaires qui se sentent trahies en quelque sorte, c’est une situation compliquée. »
Les dernières années
Votre livre démontre qu’avec les années Toyen a de plus en plus sombré dans la solitude. Quelle a été la fin de sa vie? Comment a-t-elle vécu dans les années 1970 ?
« C’étaient vraiment des années tristes parce qu’après la mort de Breton le groupe surréaliste a traversé une crise très importante. Deux branches du mouvement sont nées. Toyen a choisi de rester fidèle à Radovan Ivšić et à Annie le Brun et du jour au lendemain, elle a perdu beaucoup d’amis qui sont restés dans l’autre branche. Au fur et à mesure Toyen s’est renfermée, elle ne voulait pas exposer et ne voulait pas voir même les amis qui lui sont restés fidèles, les galeristes et les gens qui ne faisaient pas partie du mouvement surréaliste. Devenue une vieille dame de plus de 70 ans, elle sortait très peu… »
Ces tableaux qu’on ne peut pas voir
Toyen est morte en 1980, mais elle vit toujours dans ses tableaux. La reconnaissance de son art a été lente mais aujourd’hui ses œuvres se trouvent dans les plus grands musés d’art moderne. Cependant, la reconnaissance de son art est un processus qui n’est pas encore achevé et qui évolue toujours. Quel est, à votre avis, l’avenir de son œuvre ?
LIRE & ECOUTER
« Mais justement il n’y a pas tellement d’œuvres de Toyen qui se trouvent dans des musées internationaux. Il n’y en a qu’une dizaine et c’est très peu pour qu’un peintre soit internationalement reconnu. Il y a une cinquantaine de tableaux qui se trouvent dans les musées un peu partout en Tchéquie. Mais il faut dire que l’œuvre de Toyen n’est pas très abondante. Il n’existe pas de catalogue raisonné, mais je m’en suis fait un pour moi et je suis arrivée à un nombre de trois cents tableaux réalisés au cours de sa vie ce qui est très peu. Il faut dire qu’il y en a une cinquantaine qui sont perdus et n’ont pas été exposés depuis 70 ans au minimum. 150 tableaux se trouvent dans des collections privées. Pour que Toyen soit vraiment connue, il faudrait que ces collectionneurs privés permettent à des musées de disposer de leurs tableaux afin qu’ils soient exposés aux regards de tous. »