Xavier Galmiche : les poules et nous
« Je me dis souvent que j’ai le même rapport envers mes poules que Dieu doit avoir envers moi », écrit Xavier Galmiche dans son livre Le Poulailler métaphysique (prix Décembre 2021). La traduction tchèque du livre que nous devons à Jean Gaspard Páleníček est sortie récemment aux éditions Revolver Revue et le serveur iLiteratura l’a proclamé le meilleur livre étranger de l’année 2023. L’auteur lui-même est venu à Prague pour présenter Le Poulailler métaphysique aux lecteurs tchèques. A cette occasion, il a répondu également aux questions de Radio Prague International.
Vivre la vie des rurbains
Dans la vie vous menez une double carrière de professeur d’université et de fermier. Qu’est-ce qui vous a amené à acheter une ferme et à élever des poules et d’autres animaux ?
« Je crois qu’il y a dans la vie d’un intellectuel et d’un professeur quelque chose d’assez répétitif et de souvent urbain. Je suis professeur de littérature tchèque et on ne peut pas vivre ailleurs qu’à Paris, et donc il y a eu ce besoin qui est, je crois, un besoin tout-à-fait générationnel, de partir de la ville et d’essayer un peu de vivre la vie de ceux qu’on appelle en français les rurbains, ce mot valise qui désigne exactement ce que je suis, c’est-à-dire quelqu’un qui alterne entre une demeure citadine et une demeure rurale.
Et bien sûr, il y a quelque chose d’un peu infantile à vouloir recréer une atmosphère de ferme. Quand on a acheté la maison qui est une longère, donc une maison paysanne traditionnelle de Normandie, tout était prêt d’une certaine façon et on ne peut pas s’empêcher de penser qu’on joue un peu aux fermiers. Donc il y a quelque chose d’un peu ludique et on n’est pas complètement dupe de ce jeu. Et quand même, l’idée est de le faire avec un peu de sérieux, c’est-à-dire, quand on fonde un poulailler, on achète des poules, on se soucie de leur confort du fait aussi qu’elles soient aussi bonnes à manger. Et donc il y a toute cette espèce de psychodrame qui s’instaure avec la nourriture, avec le côté logistique finalement : on est toujours entre ce jeu et quelque chose d’un peu dramatique, psychologique et théologique. »
N’avez-vous pas eu des modèles littéraires comme par exemple Bouvard et Pécuchet de Flaubert et ou peut-être aussi Betty MacDonald ?
« En fait, il y a eu beaucoup de lecteurs qui ont trouvé leur propre modèle de ce livre, Les histoires d’animaux de Jules Renard et souvent les Fables de La Fontaine. Sans vouloir dire que j’ai eu un modèle, je pense que tout cela pèse en général, c’est-à-dire cette espèce de confrontation du monde animal et du monde humain avec l’idée que l’un permet de penser l’autre, cette espèce de conformation des regards mutuels, et cette histoire comprend comment les animaux nous regardent, nous les hommes. »
Moi la poule
Que pouvons-nous dire sommairement du contenu de votre livre sans révéler trop de choses pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui le lirons ?
« C’est un livre qu’on a un peu de mal à définir du point de vue du genre, ce n’est pas un roman, ce n’est pas une autobiographie. Je dirais que ce sont des historiettes, de petits récits, avec de très petits chapitres qui s’enchaînent, qu’on peut lire d’ailleurs un peu indépendamment les uns des autres. Il se trouve que je parle des poules et j’ai assez de plaisir à dire que c’est un livre dans lequel on peut picorer en de-ci de-là.
Il y a quand même une structure assez ferme, c’est-à-dire quatre chapitres, dont un particulier. Le deuxième chapitre s’appelle Moi la poule et l’on comprend bien que c’est la poule qui parle et qui décrit la vie qu’elle mène et les visites régulières que lui fait, que leur fait puisqu’elle parle un peu au nom de tout le poulailler, un personnage qui les nourrit, qui est bien sûr moi en l’occurrence, mais qu’elle prend pour Dieu. Et je pense que c’est le contrat de base que je propose au lecteur, c’est-à-dire de comprendre le système du jeu des rôles qui fait qu’on peut reconstituer une sorte de vérité à la fois sur le monde, mais aussi de vérité philosophique et peut-être théologique en allant dans le détail de ce qui fait le quotidien d’un propriétaire de poules et de ses poules. »
Un système optique très particulier
La poule a en général assez mauvaise réputation. On la considère comme un oiseau assez bête. Vous montrez dans votre livre que ce n’est pas si simple. Quelle image de la poule donnez-vous dans votre livre ?
« La poule est un animal qui a cette particularité d’être très intéressant dans l’histoire longue puisque comme tous les oiseaux elle est l’héritière des dinosaures. Quand on regarde bien les squelettes des poules, on voit bien une petite queue de dinosaure. Donc il y a une espèce de sauvagerie, d’appétence à manger, à dévorer. La poule se jette sur sa nourriture et parfois même sur sa congénère. Il suffit qu’une poule soit malade pour que ses amies, ses camarades viennent la picorer elles-mêmes.
La poule a un système optique très particulier, c’est-à-dire qu’elle ne voit pas les mêmes choses d’un œil et de l’autre. Il y en a un qui est spécialisé sur la vision de près et l’autre spécialisé sur la vision de loin, ce qui est un système de surveillance, c’est-à-dire qu’elle a toujours l’œil sur le prédateur qui peut venir. Et cette façon d’être dans la perception attentive à deux niveaux de la réalité, c’est-à-dire, avoir un système perceptif qui montre une sorte de dualité, me fascine absolument et j’aimerais bien que nous soyons capables de la même chose, nous humains.
Une leçon de maternité collective
Dans un chapitre vous évoquez la maternité collective des poules. La poule adopte, élève et surveille sans problèmes les poussins qui ne sont pas les siens. Qu’est-ce que cela nous dit des instincts et du caractère de la poule ? Y-a-t-il des choses que nous pouvons apprendre dans la vie des poules et peut-être les imiter ?
« Alors, c’est quelque chose qu’on apprend d’une façon pragmatique quand on élève des poules et quand on arrive à les faire se reproduire. On voit bien qu’une poule peut pondre des œufs qu’elle ne couve pas et qu’une autre poule peu couver des œufs qui sont tous d’autres mères biologiques. Je pense que cette grande flexibilité dans la couvaison pose la question de la filiation. On s’aperçoit très vite que la vraie mère poule, c’est celle qui a couvé et surtout qui a assisté à l’éclosion de l’œuf. Donc, je pense tout simplement que les poules sont des animaux sociaux et que le poids de la société a vraiment modifié ce temps de pré-maternité et qu’elles ont donc anticipé d’une façon tout-à-fait naturelle ce phénomène qui nous intéresse beaucoup, le phénomène de la mère porteuse. Dans la façon dont les poules préparent leur couvaison, elles ont inventé le système de la mère de substitution. Et là, je me laisse aller peut-être dans des pages un peu longues à une sorte de rêverie sur ce que cela provoque, au sens fort de provocation, si l’on pense à un équivalent dans le monde social. Et il se trouve bien sûr que ça fait écho à des discussions assez vives dans la société contemporaine sur la révision des codes de la filiation, par exemple. »
Le pouvoir de faire naître et de faire mourir
Vous montrez dans votre livre que dans votre basse-cour vous êtes un être presque tout-puissant. Vous nourrissez vos poules et vos dindes, vous leur donnez la vie mais aussi la mort. Vous êtes donc pour les poules, et vous l’avez dit, ce que Dieu est pour l’homme. Comment assumer une telle responsabilité ?
« Je pense qu’en grande partie j’ai écrit mon livre parce que je tue mes poules et nous les mangeons et que c’était comme ça qu’on a toujours fait. Il y a des animalistes qui ont lu le livre et on en a eu un peu d’aigreur et de fâcherie. Bien sûr, il y a plutôt cette question morale, la condition d’une bonne mort. Quelle est la bonne mort qu’on peut donner à une poule qu’on élève aussi pour la tuer. Alors, pour des raisons du récit, et je dois dire aussi pour que ce soit un peu drôle, tout ce passage où la poule me considère comme un dieu, me permet de réfléchir sur les questions d’autorité, de prise du pouvoir. Effectivement, à un moment donné, celui qui a des poules s’arroge le pouvoir de les faire naître et de les faire mourir. C’est une question que nous ne pouvons pas ne pas refléter dans notre propre condition et dans ce qu’on peut appeler une sorte de réflexion sur notre rapport au Créateur quel qu’il soit et donc à Dieu. »
Nous sommes tous coresponsables de nos « co-vivants »
Quelle leçon pouvons-nous tirer de la vie des poules. Qu’est-ce que votre livre nous dit, à nous qui mangeons des œufs et des poulets et vivons dans l’ignorance presqu’absolue de leurs origines. Sommes-nous responsables de leur vie et de leur mort parce que nous les mangeons ?
« Oui, dans la mesure où existe une chaîne de responsabilités de tous les êtres vivants sur cette planète qui est bien pleine. Nous sommes tous coresponsables de nos « co-vivants ». Du point de vue de ce que nous pouvons apprendre des poules et peut-être d’une grande partie des animaux, c’est que ce sont des êtres obstinés. Et la vertu que je reconnais aux poules, c’est en particulier leur vaillance. Du fait même que ce sont des animaux, on en a parlé, parfois un peu méprisés dans la société. Elles sont mal parties et pourtant elles y vont, elles vont au combat, elle se lèvent, elles cherchent à manger et elles le trouvent. Donc cette sorte de vaillance, d’appétence au combat parfois - il y a une sorte de lutte pour la vie, une lutte plutôt ordinaire, quotidienne et assez sympathique - a quelque chose d’assez inspirant pour nos propres existences. »