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3) La Prague de Franz Kafka : « La petite mère a des griffes »

Après avoir visité la ville de Třešť la semaine dernière, où l’écrivain Franz Kafka passait ses vacances d’été, retour dans la capitale tchèque pour ce nouvel épisode de notre série sur le célèbre écrivain pragois. Nous visiterons les lieux où il a vécu, travaillé et écrit, ainsi que les endroits où il aimait passer son temps libre.

« Prague ne vous lâche pas. Pas un seul d’entre nous. Prague, la mère des villes et des serres... Il nous faudrait l’enflammer des deux côtés, à Vyšehrad et à Hradčany, alors il serait possible de nous en débarrasser »

écrivait le jeune Franz Kafka en 1902 à son meilleur ami de lycée, Oskar Pollak.

Franz Kafka autour de 1906-1908 | Photo: Klaus Wagenbach,  'Franz Kafka: Pictures of a Life'/Wikimedia Commons,  public domain

Aujourd’hui, Prague possède une place, une galerie et un musée portant le nom du célèbre écrivain. Mais son héritage se trouve dans bien d’autres endroits, souvent inattendus, comme le jardin botanique de Trója ou la piscine municipale sur les rives de la Vltava.

En 1907, alors qu’il était âgé de 24 ans et venait d’obtenir son diplôme de droit, Franz Kafka a été embauché par la succursale pragoise de la compagnie d’assurance italienne Assicurazioni Generali. Elle avait son siège dans le somptueux palais néo-baroque situé à l’angle de la place Venceslas et de la rue Jindřišská.

Photo: Radio Prague Int.

« Kafka a obtenu ce poste grâce à l’un de ses oncles. Kafka l’a pris de manière très pragmatique. Il était intéressé par le fait que la compagnie d’assurance avait son siège à Trieste, au bord de la mer. Il s’est dit que s’il était assez travailleur et s’il apprenait l’italien, il pourrait être envoyé justement à Trieste », raconte la journaliste et écrivaine Judita Matyášová, auteure du livre « Na cestách z Franzem Kafkou » (Sur la route avec Franz Kafka).

Dans cet ouvrage, elle nous fait (re)découvrir des lieux en Bohême, mais aussi en Italie, en France, en Allemagne et en Autriche, qui ont marqué l’écrivain, pour une raison ou pour une autre. Sur les photographies de Jan Jindra qui a accompagné la journaliste pendant ses voyages, on aperçoit ces lieux et monuments, connus et moins connus, toujours existants ou disparus.

Le bâtiment d’Assicurazioni Generali sur la place Venceslas | Photo: Štěpánka Budková,  Radio Prague Int.

Parmi ceux qui se sont conservés, le bâtiment d’Assicurazioni Generali sur la place Venceslas qui n’a guère changé depuis l’époque de Kafka. À l’intérieur, en revanche, il a été entièrement remanié. Avant le début des travaux, le photographe Jan Jindra a réussi à retrouver le bureau d’origine de Kafka, dont la photo figure dans le livre de Judita Matyášová :

Le bureau d’origine de Kafka à Assicurazioni Generali | Photo repro: Jan Jindra,  Judita Matyášová,  'Na cestách s Franzem Kafkou'/Academia

« Le bâtiment est assez grand, avec plusieurs escaliers et de nombreux couloirs. Si Jan Jindra a pu identifier le bureau en question, c’est parce que Kafka lui-même le décrit assez précisément dans ses écrits. C'est une des rares photos qui nous montre un lieu authentique lié à la vie de Kafka. D’autres lieux emblématiques ont toutefois disparu, comme par exemple un hôtel où il a séjourné à Paris et qui était situé à proximité du Palais du Louvre. Il a été démoli il y a quelques années. »

Assicurazioni Generali sur la place Venceslas autour de 1903

Franz Kafka a quitté son poste à la compagnie Assicurazioni Generali au bout de quelques mois, sans avoir réussi à déménager en Italie. Mais son intérêt pour le pays et la langue ont perduré. En 1909, il est parti pour la première fois en vacances en Italie. Il y a notamment visité un meeting aérien international, qui l’a tellement captivé qu’il a écrit son premier et malheureusement dernier reportage sur cette expérience, publié dans le quotidien pragois Bohemia.

L’hôtel InterContinental  | Photo: René Volfík,  iROZHLAS.cz

À l’époque où Kafka a commencé sa carrière professionnelle, il vivait avec sa famille au quatrième étage de l’immeuble Art nouveau U Lodi. Il a été construit sur le site de l’ancien ghetto juif, à quelques centaines de mètres de la place de la Vieille-Ville, au bout de la rue Pařížská (appellée à l’époque Mikulášská). L’immeuble où vivaient les Kafka entre 1907 et 1913 n’existe plus : il a été détruit à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1945, lors de l’Insurrection de Prague. À son emplacement se trouve aujourd’hui l’hôtel InterContinental construit en 1974.

'La Métamorphose' | Photo: Franz Pushkin,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

C’est dans cette maison disparue que Kafka a rédigé en 1912, en une seule nuit, sa nouvelle « Le Verdict ». C’est également ici qu’il a écrit, la même année, son célèbre texte « La Métamorphose », l’une des rares œuvres de Franz Kafka dont nous savons avec certitude où se déroule son histoire, comme l’explique Judita Matyášová :

« Kafka n’a jamais voulu expliquer où se déroulent les histoires qu’il avait imaginées. En fait, dans aucun de ses textes littéraires, à une exception près, nous ne trouvons le nom du lieu. Nous ne savons donc pas si c’est à Prague, à Frýdlant, à Siřem ou ailleurs. Cependant, selon l’écrivain allemand Reiner Stach, spécialiste de Kafka, l’appartement situé à l’angle de la rue Pařížská et du quai de la Vltava est bien l’endroit où se déroule l’histoire de la nouvelle ‘La Métamorphose’. Dans le texte, il décrit précisément cet endroit, on sait ce qui se trouvait dans l’appartement et on connaît son plan. On sait donc qu’il s’agissait d’un grand appartement bourgeois, très structuré, avec plusieurs pièces, une chambre de bonne et une vue sur la rivière. »

Le pont Čech avec la maison U Lodi en second plan autour de 1910 | Photo: e-Sbírky,  Musée national,  CC BY 4.0 DEED
La piscine municipale | Photo: Adam Čada,  Občanská plovárna

Depuis sa chambre, Kafka pouvait voir la piscine municipale sur la rive opposée de la Vltava, où il allait se baigner depuis son enfance. Non seulement il aimait nager, mais il avait aussi sa propre barque, rappelle Judita Matyášová :

Institut de pomologie de Trója

« En effet, Kafka était très sportif. On pense généralement qu’il a été malade toute sa vie, mais ce n’est pas vrai. Je dirais même que comparé à ses amis, à Max Brod par exemple, il était en très bonne forme physique. Il faisait de longues promenades à Prague et dans sa région. Kafka aimait aussi travailler physiquement. Il travaillait à temps partiel dans un magasin de jardinage situé quelque part dans le quartier de Nusle et se rendait fréquemment à l’Institut de pomologie de Trója. Kafka était donc aussi un jardinier, une activité que peu de gens associent à lui. Je pense que cela illustre bien la diversité de ses intérêts. »

Bien que la majeure partie de la vie de Franz Kafka soit liée à la Vieille-Ville de Prague, nous pouvons également trouver ses traces à Žižkov, plus précisément dans la rue Bořivojova, sur le site d’une ancienne usine d’amiante :

Le site d’une ancienne usine d’amiante à la rue Bořivojova | Photo: Štěpánka Budková,  Radio Prague Int.

« Juste avant la Première Guerre mondiale, la famille Kafka a acheté cette usine et a décidé que Franz y serait un associé silencieux. L’idée lui plaisait beaucoup, car il aurait un revenu régulier et pourrait se consacrer davantage à l’écriture. Mais la guerre a éclaté et les membres de la famille qui étaient actionnaires ont été mobilisés. Par conséquent, Kafka a été chargé de la direction de l’usine, ce qui ne lui convenait pas du tout. »

Ainsi, au lieu de travailler dans l’usine d’amiante, Kafka a passé le reste de sa vie professionnelle à la Dělnická pojišt'ovna (La compagnie d’assurance ouvrière) située rue Na Poříčí, où il a rapidement gagné le respect de ses supérieurs, selon Judita Matyášová :

« Kafka a fait une belle carrière au sein de cette compagnie d’assurance. Il aurait pu y travailler pendant de nombreuses années à un poste ordinaire, mais comme il était perfectionniste, il s’est intéressé au domaine de l’assurance contre les accidents de travail et a rapidement gravi les échelons. Il est donc devenu secrétaire supérieur chargé de l’une des parties les plus industrialisées du territoire tchèque, c’est-à-dire des régions de Liberec et de Jablonec nad Nisou, dans le nord de la Bohême, où se trouvaient principalement des usines textiles. »

Le bâtiment de la Compagnie d’assurance contre les accidents du travail située rue Na Poříčí | Photo: Štěpánka Budková,  Radio Prague Int.
La maison où Franz Kafka pouvait écrire en endroit calme | Photo: Štěpánka Budková,  Radio Prague International

De nombreuses sources relatent que Franz Kafka habitait, en 1916-1917, au numéro 22 de la fameuse Ruelle d’or (Zlatá ulička), qui, avec sa vingtaine de petites maisons, constitue une des grandes attractions touristiques de l’enceinte du Château de Prague.

C’est la sœur de Kafka, Ottla, qui a loué la maisonnette durant l’été 1916, la prêtant de temps à autre à son frère. Judita Matyášová explique qu’en réalité, l’écrivain n’y habitait pas, mais venait juste y travailler :

La Ruelle d’or avec la future maisonnette de Franz Kafka autour de 1900 | Photo: e-Sbírky,  Musée national,  CC BY 4.0 DEED

« Ottla avait un amoureux, qui n’était certainement pas encore son mari, et ils voulaient un lieu pour se rencontrer. Comme cela n’était pas possible dans l’appartement familial, elle a loué cette petite maison où Kafka venait aussi de temps en temps, pour écrire. Il était très sensible au bruit et écrivait surtout la nuit. Il était donc très heureux de profiter du calme de la maison, où il pouvait écrire même pendant la journée. »

La Ruelle d’or de nos jours | Photo: Juan Pablo Bertazza,  Radio Prague Int.
Le palais Schönborn qui abrite l’ambassade des États-Unis depuis 1919 sur la photo de 1989. Sur la gauche est la fenêtre de la chambre de Franz Kafka  | Photo: National Archives at College Park - Still Pictures/National Archives and Records Administration/Digital Public Library of America/Wikimedia Commons,  public domain

Le palais Schönborn situé dans le quartier de Malá Strana et qui abrite actuellement l’ambassade des États-Unis était une autre adresse pragoise de l’écrivain, de même que la maison Oppelt à l’angle de la place de la Vieille-Ville et de la rue Pařížská.

Il faut également mentionner les endroits où il passait son temps libre. Dans son livre sur Kafka, l’auteur allemand Hanns Zischler nous apprend que celui-ci aimait beaucoup aller au cinéma, ses salles préférées étaient Ponrepo et Lucerna. Judita Matyášová ajoute :

Café Arco en 1907 | Photo: Wikimedia Commons,  public domain

« Kafka était un végétarien convaincu. Dans ses carnets de voyage, on trouve des références à des restaurants végétariens. Et bien sûr, Kafka fréquentait les cafés. Le plus célèbre d’entre eux est probablement Arco, situé à côté de la gare Masaryk, ou encore le Café Louvre.  Mais imaginer Kafka comme un intellectuel passant son temps dans des cafés ne correspondrait pas à la réalité. »

Café Arco de nos jours | Photo: Juan Pablo Bertazza,  Radio Prague Int.
Chotkovy sady autour de 1900 | Photo: e-Sbírky,  Musée national,  CC BY 4.0 DEED

On se souviendra également de Kafka dans les parcs de Prague. Lorsqu’il habitait rue Polská, dans le quartier de Vinohrady, il avait l’habitude de se promener dans le parc Riegrovy sady. L’un de ses endroits préférés était Chotkovy sady, dans le quartier du Château de Prague, qui offre une vue magnifique sur la capitale. Dans son journal, il a décrit ce parc comme

« le plus bel endroit à Prague », où il a surtout remarqué « le château avec sa galerie, les vieux arbres couverts de feuilles, l’obscurité... »

Chotkovy sady | Photo: ŠJů,  Wikimedia Commons,  CC BY 4.0 DEED
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