5) La ville de Frýdlant a-t-elle servi d’inspiration au Château de Kafka ?
Dans le nord de la Bohême, Frýdlant a tout de la ville kafkaïenne : les personnes avec lesquelles vous avez rendez-vous ont tendance à se désister à la dernière minute, vous disent qu’elles sont trop occupées et qu’elles vous retrouveront un autre jour. Un peu comme lorsque K. attend pour être admis au Château. D’ailleurs, à Frýdlant se trouve un château qui, avec celui de Siřem, est considéré comme l’un de ceux qui a potentiellement inspiré l’écrivain pragois pour son célèbre roman éponyme.
Franz Kafka se rendait régulièrement à Frýdlant pour son travail, en tant qu’inspecteur de la compagnie d’assurances où il était employé. Il séjournait dans l’hôtel local, Au Cheval blanc, un bâtiment imposant, de style germanique situé sur la place centrale. C’est devant celui-ci que nous rencontrons Jakub Žáček, acteur pragois et organisateur du festival Franz Kafka. Que savons-nous des séjours de Kafka à Frýdlant ?
« Nous savons qu’il se rendait ici en tant qu’inspecteur de la Compagnie d’assurance contre les accidents du travail, anciennement Assicurazioni Generali, et qu’il logeait dans l’une des chambres, mais nous ne savons pas exactement laquelle. Nous avons conservé un passage étrange de son journal qui est assez typique du spleen de Frýdlant. »
« Un hôtel sur la place. Grand hall d’entrée. Christ sur la croix qui n’était peut-être pas là du tout. Toilettes sans eau, vent qui souffle d’en bas, j’ai longtemps été le seul client... »
« Il est venu ici au moins une dizaine de fois, ses séjours étaient de longueur variable, certains d’entre eux peut-être trop longs pour lui, d’ailleurs Mais Frýdlant le fascinait, et notamment son château, si kafkaïen. Je pense que notre château et Kafka se cherchaient. Il existe une note de son journal à ce sujet, qui montre que Kafka était fasciné par la structure des bâtiments. Une structure fermée qui crée une sorte d’illusion d’optique. »
C’est à Frýdlant que Kafka a découvert pour la première fois un Kaiserpanorama, une attraction populaire du début du XXe siècle, qui pouvait rassembler une vingtaine de personnes autour d’un grand cylindre, invitées à regarder à travers une paire de lentille des séries d’images ou de photos. Là, pendant une demi-heure, le public pouvait par exemple découvrir des destinations exotiques ou inaccessibles. Inventé par le physicien et entrepreneur August Fuhrmann, le Kaiserpanorama a été diffusé dans différentes villes d’Europe centrale, dont Frýdlant. L’écrivain pragois de langue allemande a puisé dans cette expérience marquante les impressions laissées par cette merveille technique lorsqu’il a commencé à travailler sur son roman L’Amérique (ou Le Disparu).
Etonnamment, comme le note Jakub Žáček, si tous les spécialistes de Kafka s’accordent pour dire que Frýdlant est un lieu important dans la topographie imaginaire et littéraire de l’écrivain, il n’existe pas de monument ou de plaque rappelant ses multiples séjours dans la petite ville. Par contre, il est à l’origine d’un festival qui porte le nom de Kafka :
« Si vous séjournez ici un peu plus longtemps, juste quelques minutes de plus, vous verrez que peu à peu vous vous imprégnerez de l’atmosphère de la ville. C’est ce qui nous a poussés à donner son nom à ce festival, qui n’est pas pour autant explicitement consacré à Kafka et son œuvre. »
Reste la question lancinante de l’inspiration qu’a pu avoir le lieu, et plus particulièrement son château pour le grand roman de Kafka. Plusieurs autres châteaux tchèques sont de potentiels candidats comme source où l’écrivain a pu puiser pour imaginer le cadre central de son tout dernier roman resté inachevé. Selon certains experts, il pourrait également s’agir du grenier à blé de Siřem ou des châteaux d’Osek ou de Střela près de Strakonice.
On sait en tout cas que Kafka a commencé à écrire le Château le soir de son arrivée à la station de Špindlerův Mlýn, le 22 janvier 1922. Il existe une photo de lui, avec d’autres personnes, prise à son arrivée sur place : on le voit accoudé à un traineau, dans la neige, un environnement rappelant celui du roman.
« On ne peut pas demander aux auteurs de suivre à la lettre leur source d’inspiration. C’est pourquoi, outre le château de Frýdlant, celui de Siřem est également souvent mentionné. Les derniers propriétaires du château étaient les membres de la famille Clam-Gallas. Rappelez-vous que dans le roman, il y a le personnage de M. Klamm et la signification tchèque du mot est ‘tromperie’. Ensuite, K. est séduit par une jeune fille appelée Frieda. Frieda, Frýdlant... ? Il y a quelque chose… Dois-je continuer ? »
Frýdlant est une ville du nord de la Bohême, dans la région de Liberec, dans les anciennes Sudètes. Historiquement, la plupart des habitants de cette région étaient des Allemands qui ont été expulsés après la Seconde Guerre mondiale. C’est également le cas à Frýdlant, où la majeure partie de la population a été renouvelée après la guerre. Tout ceci a évidemment un impact sur la mémoire collective de la population locale.
« Jusqu’à récemment, la plupart des habitants de Frýdlant ou de la région ne savaient pas que Franz Kafka était venu ici et que c’était un endroit assez important pour lui. Lorsque je travaillais autrefois comme guide au château, des Anglais sont venus une fois et ont demandé : 'Avez-vous quelque chose sur Kafka ? Des documents ou des archives...' Des employés du château ont répondu que Kafka n’était jamais venu ici et que c’était un écrivain pragois. Je savais déjà, grâce à Bohumil Hrabal, que Kafka était vraiment venu ici. Pour les gens qui connaissent bien Kafka, c’était quelque chose de connu. Il est vrai que Kafka n’avait pas d’autres antécédents ici que des voyages professionnels. D’une certaine façon, il y a eu un défaut de transmission entre deux générations et entre les deux populations qui se sont succédées ici. »