Quand les démolisseurs s’attaquent au vieux Prague
Zbořeno - Démoli, tel est le titre d’un livre qui répertorie une cinquantaine d’édifices de Prague ayant disparu entre 1990 et 2020. Son auteure Kateřina Bečková (1957) constate que les démolitions de certains de ces édifices sont des pertes irréparables et des actes honteux.
Les trois démolitions les plus regrettables
Kateřina Bečková est historienne et vice-présidente du Club pour le vieux Prague, une association de protection du patrimoine. Depuis des années, elle suit d’un œil critique et commente l’évolution architecturale et urbanistique de la capitale tchèque. Ses observations et ses recherches ont déjà été publiées dans plusieurs livres dont le dernier en date sorti aux éditions Paseka porte le sous-titre Les édifices pragois disparus 1990-2020.
L’auteure est loin de condamner tous les projets de démolition, elle se rend bien compte que la disparition de certains bâtiments vétustes est une condition pour l’assainissement et le développement de la ville. Dans son livre, elle met l’accent surtout sur les édifices d’une grande valeur historique et artistique qui avaient dû être conservés pour les générations futures. Il s’agit notamment de l’hôtel Praha du quartier pragois de Dejvice, du centre administratif et industriel Transgas et de la maison Kozák, un bâtiment situé sur la place Venceslas. Kateřina Bečková déplore et désapprouve vivement la démolition de ces édifices :
« Ce sont les bâtiments qui ont suscité la plus grande activité de la part des défenseurs des monuments historiques lorsqu’il est devenu évident qu’ils allaient être démolis. On a organisé des manifestations et signé des pétitions. Ce sont les ouvrages architecturaux dont la démolition nous a laissé le plus grand regret. Et je pense que notamment Transgas et l’hôtel Praha laissent un vide considérable dans l’architecture tchèque. Ce sont des édifices qui figureront au moins dans les manuels d’architecture. »
L’hôtel Praha et le centre Transgas
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Nous avons déjà parlé dans cette rubrique de l’hôtel Praha, bâtiment d’une grande originalité construit en harmonie avec la nature et le terrain environnants mais qui a eu le malheur d’être édifié dans les années 1970 pour les élites communistes. Les meilleurs architectes et designers tchèques de l’époque ont participé à ce projet et le résultat de leur travail était dépourvu de toute idéologie, mais cela n’a pas été suffisant pour sauver cet édifice exceptionnel stigmatisé par le rôle qu’il a joué sous le régime communiste.
C’est également au cours des années 1970 qu’a été bâti à côté de la Radio publique tchèque le centre Transgas pour abriter le dispatching d’un gazoduc mais aussi d’autres institutions. Le centre qui se composait de trois bâtiments, était l’œuvre de plusieurs architectes qui ont créé un bâtiment exemplaire d’un style entré dans l’histoire de l’architecture sous le nom de « brutalisme ». Cela n’a pas suffi pour protéger cet ensemble architectural contre les nouveaux propriétaires qui envisageaient de construite sur son emplacement un centre administratif et commercial. Kateřina Bečková résume dans son livre le triste sort de l’hôtel Praha et du centre Transgas :
« On peut dire que c’étaient des constructions solitaires tout à fait inimitables, des édifices qui n’avaient pas leur pareil. A leur époque, ils représentaient la fine fleur de la création architecturale, artisanale et du design en Tchécoslovaquie. La démolition de ces édifices a été un acte honteux. »
L’échec d’une grande initiative
Le projet de démolition de la maison Kozák sur la place Venceslas au centre de Prague a également suscité une importante mobilisation des défenseurs du patrimoine. La façade élégante de la maison avec des éléments de style Art déco s’intégrait très bien dans l’architecture de la place mais cela n’a pas détourné ses nouveaux propriétaires du projet de construire à cet endroit un centre commercial. La maison a été démolie en 2017 malgré les protestations, les manifestations et les pétitions organisées entre autres aussi par le Club pour le vieux Prague présidé à cette époque par Kateřina Bečková. Elle n’est pas prête d’oublier l’échec cuisant de toutes ces initiatives :
« Je dirais que c’est une des plus grandes défaites de toute ma carrière d’activiste. C’était une maison bâtie vers la fin du XIXe siècle qui a été reconstruite dans les années 1920 probablement par l’architecte Bohumír Kozák. L’historien de l’architecture Rostislav Švácha l’a caractérisé comme une synthèse du néo-classicisme et du cubisme tardif. L’architecture de cette maison était discrète mais très particulière et pleine d’invention. »
Le rôle du contraste
Dans son livre, Kateřina Bečková ne prête pas attention qu’aux monuments historiques importants. Elle réunit dans son ouvrage également beaucoup d’édifices qui ont contribué au caractère unique du vieux Prague et dont les démolitions sont passées presque inaperçues. Elle ne proteste pas et se résigne à certains de ces changements du paysage urbain. Son livre illustré de nombreuses photos restera sans doute un des rares documents sur ces édifices disparus sans laisser de traces. Cependant, malgré une certaine nostalgie de ces éléments du vieux Prague qui viennent de disparaître, Kateřina Bečková refuse d’être considérée comme une ennemie du progrès et se défend contre ceux qui lui prêtent un conservatisme exagéré :
« Souvent on prétend que nous demandons qu’on construise des maisons dans des styles historiques, mais ce n’est pas vrai. Nous aimons l’architecture contemporaine et quand il y a un espace vide entre les maisons, nous voulons qu’on y construise un édifice moderne, même un édifice d’avant-garde. Mais il faut que ce soit une construction qui s’intègre dans la structure urbanistique. Nous sommes même capables d’accepter une maison qui fait contraste avec les bâtiments qui l’entourent. Je pense que le contraste devrait faire partie du paysage urbain parce que c’est un élément qui anime la ville. »
La question cruciale
Kateřina Bečková se penche également sur le travail des organes qui devraient assurer la protection des monuments historiques et se montrent souvent inefficaces. Il est vrai qu’ils se heurtent souvent à des obstacles bureaucratiques et politiques, mais l’auteure constate aussi qu’ils manquent parfois de sensibilité pour certaines valeurs du patrimoine. Elle pose également une question cruciale : comment expliquer aux propriétaires que leurs biens ont, outre une valeur matérielle, aussi une valeur immatérielle et culturelle qui n’appartient pas qu’à eux et qu’ils partagent avec toute la société ?
Témoin des changements perpétuels et parfois irréparables qui continuent à transformer Prague, cette ville qu’elle connaît intimement et qu’elle aime, Kateřina Bečková reste pourtant optimiste :
« Les propriétaires sont aujourd’hui plus jeunes que ceux qui possédaient des bâtiments il y a vingt ans. A l’époque actuelle, la jeune génération met l’accent sur l’environnement, sur les problèmes climatiques etc., et ce mouvement apporte aussi un intérêt pour l’architecture ainsi que la tendance à protéger ce qui a été créé par nos ancêtres. Je connais même des gens qui achètent des maisons anciennes pour les sauver et pour transformer par exemple une ruine en une maison habitable. Je crois vraiment que cette tendance existe actuellement. »