Prague féministe : à la découverte des hauts lieux de l’émancipation des femmes tchèques
Via un site web, une carte numérique et une exposition installée jusque fin septembre dans le centre commercial de Černý Most, à Prague, après une première édition au printemps au centre-ville, l’ONG Gender Studies propose de découvrir les lieux importants liés au mouvement féministe en pays tchèques depuis la moitié du XIXe siècle jusque dans les années 1950. Le projet Prague féministe met en avant les grandes personnalités tchèques à travers les divers bâtiments et lieux de rencontre qui ont contribué à l’émancipation des femmes dans le pays. Markéta Štepánová est membre de cette organisation, elle nous en dit plus :
« Prague féministe est une exposition itinérante qui fait partie d’un projet plus global appelé ‘Les femme le peuvent’. Elle s’intéresse à l’histoire des femmes et à la manière dont celle-ci s’inscrit dans l’environnement pragois. On a ainsi de nombreux bâtiments où s’est écrite cette histoire particulière. Une quinzaine de panels mettent en valeurs ces bâtiments, mais aussi les biographies des différentes femmes. Tout ceci est remis dans le contexte de l’époque. Une carte numérique de la ville de Prague accompagne le projet. Et le tout existe en version tchèque, mais aussi en anglais. »
Y a-t-il une spécificité du mouvement féministe en pays tchèques à partir du XIXe siècle, par rapport à ce qui se développe dans les pays occidentaux ?
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« Dans le contexte des pays tchèques, et plus largement de l’empire austro-hongrois, il faut rappeler l’année révolutionnaire 1848. C’est là que naît la base du mouvement de réveil national. Et on peut dire que le mouvement d’émancipation des femmes, le mouvement féministe – car ces femmes se considéraient comme féministes – était indissociable de ce mouvement patriotique. Ces femmes étaient aussi des patriotes. Il faut imaginer qu’en ce temps, la ville de Prague était assez petite : tous les gens actifs dans ce mouvement patriotique se connaissaient. Donc même si les femmes avaient leur propre agenda féministe, elles connaissaient toutes les personnalités masculines de ce mouvement. En outre, comme celui-ci mettait tout particulièrement l’accent sur la langue et l’histoire tchèques, on peut supposer que la volonté d’émancipation des femmes a été un peu mieux acceptée : en effet, les femmes étaient perçues comme celles qui pouvaient transmettre cet héritage linguistique et historique aux enfants. Donc il n’était pas mauvais qu’elles soient elles-mêmes éduquées pour assumer ce rôle. Ce n’a pas pour autant été une promenade de santé, mais elles ont bénéficié d’un soutien de certains hommes. »
Cela veut quand même dire que cela concernait uniquement des femmes d’une certaine classe sociale…
« Oui. C’est aussi quelque chose de spécifique. Dans l’exposition, nous l’expliquons sur le panel consacré au contexte historique. Evidemment, la division de la société en différentes classes joue un rôle. Dans le cas présent, il s’agissait en effet de femmes issues de la classe moyenne ou au-delà. Les tentatives d’émancipation provenaient, notamment à Prague, des classes sociales les plus riches de la population. »
Revenons à ces éveilleurs tchèques, ces patriotes qui défendaient l’idée d’une plus grande autonomie voire d’une indépendance des Tchèques : comment percevaient-ils ces femmes qui cherchaient à s’émanciper ? D’un côté, on pense à Tomáš G. Masaryk, le futur président, qui a la réputation d’avoir été féministe, d’un autre côté, y avait-il des hommes qui voyaient d’un mauvais œil ces tentatives d’émancipation ?
« Vous avez raison. Dans le contexte de l’époque, l’idée qu’une femme puisse faire des études universitaires était difficilement acceptable pour certains hommes. Alois Jirásek par exemple a dit qu’il n’imaginait pas possible que le cerveau féminin puisse absorber autant de connaissances, que ce soit du latin, du grec ancien, ou autre. Avec le temps, cela a évolué. Lorsque le premier lycée pour jeunes filles Minerva a été créé, cela a suscité beaucoup de rejet, chez des gens comme Jirásek ou Rieger, mais le vent a tourné dans la société. Le temps a passé, des jeunes filles éduquées en sont sorties diplômées. Par exemple, Anna Honzáková, une ancienne de Minerva et première femme diplômée de médecine, est devenue ensuite une femme médecin réputée et recherchée : elle a ouvert le premier cabinet de gynécologie où se rendaient toutes les épouses des hommes d’importance de l’époque. Vous évoquez Masaryk dont le rôle a également été fondamental à cet égard. Mais quelqu’un comme Vojtěch Náprstek a également joué un rôle clé : il a fondé le Club américain des dames dans le bâtiment qui sert aujourd’hui de musée portant son nom. En exil en Amérique après 1848, il y a gravité dans des cercles progressistes et en revenant au pays, il s’est efforcé d’implanter ces idées en pays tchèques. Le club, fondé dans les années 1860, a servi de lieu d’éducation pour les femmes. On est donc bien avant la création du lycée Minerva en 1890. »
C’est très intéressant que vous mentionniez ce lycée de jeunes filles Minerva, nous reviendrons sur son histoire dans une autre émission. Il y a aussi eu à l’époque des associations de femmes qui ont été créées. Lesquelles ?
« Ces associations ont joué un rôle très important – d’ailleurs dans le contexte de l’époque, le principe même d’associations qu’elles soient politiques ou pour faire du chant, d’abord interdites, puis autorisées, est fondamental. Ces associations ont servi d’outil pour imposer une forme d’émancipation. Ainsi est née l’association pour la création d’un premier lycée de jeunes filles, puis l’association de femmes pour la production qui, avant Minerva, a créé la première école technique. A l’heure actuelle, les gens peuvent s’associer via des réseaux sociaux ou autrement, mais à l’époque, l’idée était de se rencontrer physiquement et de renforcer mutuellement leurs idées ensemble. »
Peut-on mentionner quelques lieux importants à Prague liés à ce mouvement à la fois patriote et d’émancipation des femmes ?
« Nous avons déjà mentionné la Maison U Halánků, l’actuel Musée Náprstek, où se trouvait le Club américain des dames, premier endroit où les femmes se retrouvaient dans une perspective éducative. A noter d’ailleurs que ce club était exclusivement réservé aux femmes et que les hommes n’avaient pas le droit de s’y rendre. Ils auraient bien aimé d’ailleurs car on y donnait des conférences et des cours de très grande qualité, dans les domaines de l’astronomie, des mathématiques, de la biologie etc. Mentionnons également l’école technique, rue Resslova, ou encore le lycée Minerva. Nous avons également la maison natale de Františka Plamínková, première femme sénatrice, qui se trouvait place Charles (Karlovo náměstí), même si le bâtiment n’existe plus en tant que tel. Sur cette même place se trouvent deux statues de grandes personnalités féminines : Eliška Krásnohorská, la fondatrice du lycée Minerva, et sa mentor Karolína Světlá. La plupart des Tchèques connaissent ces deux femmes depuis l’école primaire, en tant qu’autrices, mais on mentionne rarement le fait qu’elles étaient aussi de grandes féministes. »