Fusillade du 21 décembre 2023 : « A Prague, ce genre de choses ne peut pas arriver… »

Le 21 décembre 2023, un étudiant ouvrait le feu à la Faculté des Lettres de l’Université Charles, tuant 14 personnes et en blessant 25 autres, dont certaines grièvement. Près d’un an plus tard, la communauté universitaire, et la Tchéquie dans son ensemble s’apprête à commémorer les victimes de cette tragédie. Présent par hasard sur les lieux ce jour-là, David Vichnar, un enseignant, a bien voulu revenir pour Radio Prague Int. sur le déroulé de cette funeste journée.

David Vichnar, bonjour, vous enseignez à la faculté des Lettres de l’université Charles à Prague, au département d’études anglophones. Et vous avez été un des enseignants présents à la faculté le 21 décembre 2023. Il me semble savoir que vous n’auriez pas dû vous trouver dans le bâtiment ce jour-là. Dans quelles circonstances finalement vous y êtes-vous retrouvé ?

David Vichnar | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

« Tout d’abord je tiens à présenter mes excuses aux auditeurs pour mon français. Je suis angliciste de profession et je n’utilise le français qu’en cas de légitime défense ! Mais, plus sérieusement, pour répondre à votre question, oui c’est vrai, ce jour-là je n’étais pas censé être à la faculté, car je n’avais pas cours le jeudi pendant le semestre d’hiver de l’année dernière. Je suis retourné à la faculté juste pour un bref moment, afin de régler quelques démarches administratives, rendre le haut-parleur de la faculté, souhaiter de bonnes fêtes à mes collègues et échanger les cadeaux que nous avions préparés les uns pour les autres. »

Cela n’a pas été un bref moment malheureusement, puisque vous vous êtes retrouvé à un moment donné coincé dans un ascenseur qui s’est arrêté en marche et dont les lumières se sont soudainement éteintes. Ce genre d’incident peut arriver et c’est évidemment très désagréable en temps normal. Quelle a été votre première réaction ? Qu’avez-vous pensé à ce moment-là ? Qu’il y avait une panne ?

La Faculté des Lettres | Photo: René Volfík,  iROZHLAS.cz

« Oui, alors que l’ascenseur s’est brusquement bloqué, ma première réaction a naturellement été la surprise et l’incompréhension. Ensuite, j’ai entendu des bruits assez forts venant d’en haut que j’ai d’abord interprétés comme une probable tentative de réparer l’ascenseur. En même temps, je me suis quand même demandé pourquoi quelqu’un m’avait laissé prendre l’ascenseur alors qu’il était manifestement en cours de réparation. »

« Ça ne peut pas être réel, c’est un film... »

A quel moment avez-vous su ou comment est-ce que vous avez appris qu’il se passait quelque chose d’inhabituel dans le bâtiment et que ce n’était pas simplement un ascenseur qui ne marchait pas ?

« Ensuite, il y avait des sons provenant du couloir qui commençaient à me parvenir et il m’a semblé qu’un grand nombre de personnes couraient dans tous les sens. Lorsque j’ai entendu des cris telles que ‘police’, ‘ouvrez’ ou ‘au nom de la loi’, j’ai compris qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Encore dans l’obscurité de l’ascenseur, j’ai envoyé un message à un collègue du département d’études anglophones et je lui ai dit quelque chose comme ‘si nous étions aux États-Unis, je dirais qu’il y a un tueur fou dans l’école, mais nous sommes à Prague et ici, ce genre de choses ne peut pas arriver’. Mais en moi persistait toujours ce sentiment que cela ne pouvait pas être réel, qu’il devait y avoir une autre explication. La dernière hypothèse qui m’est passée par la tête était qu’un film policier ou un téléfilm était en train d’être tourné à la faculté. »

J’imagine qu’à ce moment-là, l’esprit va chercher des explications beaucoup plus logiques… Personne ne s’attend à ce qu’il y ait un tueur dans le bâtiment. Finalement, vous avez réussi à vous extraire de cet ascenseur. Pouvez-vous nous expliquer comment puisque c’est à ce moment-là, en vous déplaçant dans le bâtiment, que vous avez pris la mesure de ce qui se passait réellement et que ce n’était évidemment pas un tournage de film…

« Oui, aussitôt après m’être libéré de l’ascenseur, j’ai été maîtrisé par une unité d’intervention de la police. Je me souviens de trois hommes en uniforme noir, armés de fusils automatiques, qui me criaient depuis l’autre bout du couloir de lever les mains. Je devais leur sembler surgi de nulle part, car à ce moment-là, les couloirs étaient déjà déserts, les gens ayant été évacués ou enfermés dans les salles de classe. Et soudain, devant eux, apparaissait un homme vêtu de noir, tenant un objet volumineux. »

Le fameux haut-parleur, une grosse boîte…

« J’ai donc eu la chance que ces hommes soient formés à poser des questions avant de tirer... »

En effet, car vous auriez pu être n’importe qui de leur point de vue. Une fois qu’ils vous ont identifié, où vous êtes-vous caché et combien est-ce que cela a-t-il duré pour vous avant l’évacuation proprement dite ?

Tomáš Hercík | Photo: ČT

« Après que l’unité d’intervention m’a maîtrisé, ainsi que mon collègue Tomáš Hercík, dont nous reparlerons, on nous a enfermés dans le secrétariat de l’Institut de philosophie et des études religieuses. Là, avec quelques autres personnes, nous avons passé plusieurs minutes à essayer de comprendre ce qui se passait. Ensuite, un autre policier nous a fait sortir du bâtiment en utilisant la méthode du train humain. Nous avons marché en file, la tête penchée et les mains sur les épaules de celui qui est devant. Cette phase a dû durer environ dix minutes. Tout est ensuite allé très vite. C’est vraiment seulement en voyant l’escalier ensanglanté et lorsque les blessés, et même les morts, ont commencé à être évacués devant le bâtiment qu’on a commencé à réaliser l’horreur à laquelle on venait d’assister. »

Photo: ČT24

Sur le moment comment avez-vous jugé l’intervention des forces de police ? Après la fusillade de nombreuses personnes ont critiqué la réactivité de la police estimant que le tueur aurait pu être appréhendé plus tôt dans la journée et que ce massacre aurait pu être évité.

Photo: René Volfík,  iROZHLAS.cz

« Oui, c’est vrai. À ce moment-là, malgré la confusion compréhensible, l’intervention policière nous a semblé professionnelle et incroyablement rapide. Ce n’est que dans les jours suivants qu’il est apparu que la police suivait déjà la piste de l’auteur depuis environ deux heures et demie avant la fusillade. Six mois plus tard, avec la publication du rapport final de l’enquête, on a appris que la première patrouille était arrivée au bâtiment principal de la faculté une minute seulement après le meurtrier lui-même, mais qu’elle avait agi avec négligence, ne procédant même pas à une fouille des locaux. Cela a bien sûr terni l’appréciation initiale de l’intervention policière. En particulier, la communication de crise de la police a été totalement inadéquate. Elle poursuivait un individu déjà raisonnablement suspecté de trois meurtres et n’a pratiquement pas informé l’institution qui aurait dû apparaître comme une cible potentielle évidente. »

D’ailleurs, vous faites bien de rappeler que quelques jours auparavant cet étudiant de la faculté avait assassiné un père et son enfant à l’extérieur de Prague, puis son propre père le jour même, et qu’en effet, il était recherché depuis. C’est en effet après coup qu’on a su qu’il s’agissait du même individu qui était responsable des deux premiers meurtres. Comment est-ce que vous jugez le suivi et le soutien de votre hiérarchie ? C’est vrai que l’université a beaucoup communiqué sur l’aide psychologique qu’elle pouvait apporter. De votre point de vue, avez-vous l’impression que les enseignants et les étudiants ont été correctement épaulés après cette épreuve qui a évidemment touché tout le monde, même les gens qui n’étaient pas sur place le jour de la fusillade ?

Photo: Iveta Vávrová,  ČRo

« Oui, je considère le soutien et l’accompagnement de la direction comme suffisant. Une intervention thérapeutique gratuite nous a été proposée, que ce soit en présentiel ou en ligne. La session d’examens d’hiver a été annulée pour donner aux gens du temps. Et le bâtiment principal de la faculté est resté fermé jusqu’à la mi-février. Je tiens également à souligner les initiatives positives des associations étudiantes. Le 4 janvier, soit deux semaines après la tragédie, un événement intitulé ‘Des câlins pour la faculté’ a été organisé. Et le 21 janvier, soit un mois après la tragédie, s’est déroulée la réouverture partielle du rez-de-chaussée et du premier étage du bâtiment. Pas à pas, cela nous a permis de revenir sur le lieu du drame, de commencer à nous réconcilier avec cet espace et d’entamer un long processus de guérison. »

Photo: René Volfík,  iROZHLAS.cz

Rendre hommage aux victimes

Peut-être une question un peu plus personnelle : un an après, comment est-ce que vous vous sentez personnellement, intérieurement ?

Un lieu tranquille à la Faculté des Lettres | Photo: Faculté des Lettres de l’Université Charles

« Un an après, je me sens... étrange. Tout cela refait surface, cela me revient constamment à l’esprit et cela m’empêche littéralement de dormir. En plus, j’ai travaillé pendant environ un mois sur un projet qui doit être publié précisément à l’occasion du premier anniversaire, en hommage aux victimes et comme message de soutien aux proches. Alors, ces dernières semaines, j’ai donc vécu ce sujet de manière particulièrement intense. »

C’est une manière un peu, finalement, de revivre continuellement les événements. Mais en même temps, c’est un beau geste aussi, puisqu’en effet, avec Tomáš Hercík, que nous accueillerons d’ailleurs aussi sur cette antenne, un étudiant en histoire qui a permis de sauver de nombreuses personnes en les alertant, en allant voir dans les étages supérieurs et en toquant aux portes, en leur disant de se cacher, vous préparez une anthologie. Pouvez-nous en dire un peu plus ?

Tomáš Hercík | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

« C’est bien de l’anthologie dont je parlais en effet. Cette anthologie poursuit trois objectifs principaux. Tout d’abord, offrir une opportunité thérapeutique de se libérer par l’écriture pour les survivants, les personnes affectées ou les proches, que ce soit sous forme de témoignages, de souvenirs ou de réflexions. Ensuite, conserver et contextualiser les textes spontanément écrits après la tragédie, tout en alimentant le dialogue. Enfin, elle se veut aussi un mémorial pour ceux qui ne peuvent plus écrire sur cette tragédie, c’est-à-dire les victimes, sous forme de souvenirs rédigés par leurs proches, amis et collègues. L’anthologie réunit 33 contributions symboliquement écrites par 28 contributeurs, soit deux voix pour chacune des 14 victimes. »

Nous nous étions rencontrés à l’automne dernier, puisque vous êtes à l’origine, avec Tomáš Hercík et d’autres personnes, d’une initiative qui vise à renforcer la législation sur les armes à feu en Tchéquie, qui est une des plus libérales d’Europe. Où en est-on à cet égard ?

La conférence de presse de l’initiative 'À tous ceux qui ne sont pas indifférents' | Photo: Facebook de Všem,  kdo nejsou lhostejní-Prohlášení ke zbrojní legislativě

« Cette initiative s’appelle ‘À tous ceux qui ne sont pas indifférents’. Elle est née au sein du grand public touché par la tragédie du 21 décembre et rassemble des enseignants, des étudiants et des diplômés de la faculté de Lettres de l’université Charles, ainsi que certains proches des victimes. Notre objectif est de promouvoir un véritable changement, et pas simplement formel, dans la législation, sur les armes à feu, guidé par la volonté de prévenir de telles tragédies à l’avenir. Nous souhaitons attirer l’attention du public sur le processus législatif concernant les armes et convaincre les représentants politiques de la nécessité d’un changement efficace dans cette législation. Nous appelons donc nos représentants élus, députés et sénateurs, à soutenir une réforme législative qui limite l’accès anormalement libre aux fusils d’assaut semi-automatiques, qui restreigne également l’accès aisé aux silencieux, et qui ajoute à la condition d’aptitude médicale pour l’acquisition d’armes une vérification de l’aptitude psychologique de chaque demandeur. La tragédie du 21 décembre à la faculté de Lettres nous a profondément marqués, mais ce qui nous indigne encore davantage, c’est que par son inaction, la classe politique donne à entendre qu’elle s’est déjà remise de cette tragédie sans en tirer aucune responsabilité, ni personnelle, ni systémique. Les conséquences de cette négligence, nous les portons aujourd’hui. La prochaine fois, ce sera au tour de quelqu’un d’autre. Qui ne tire pas les leçons des erreurs passées est condamné à les répéter. »

Photo: Zuzana Jarolímková,  iROZHLAS.cz