« L'optimisme est l'opium du peuple ! L'esprit sain pue la connerie. Vive Trotski ! » Ces quelques mots rédigés sur une carte postale adressée par un étudiant à son amie se révèlent lourds de conséquences. La saillie ironique qui ne devait pas être prise au sérieux déclenche une suite d'événements qui retombent lourdement sur l'étudiant et font basculer sa vie. Elle est le point de départ du roman que son auteur Milan Kundera a intitulé La plaisanterie(« Žert »), roman qui figure depuis sa parution en 1967 parmi les œuvres majeures de la littérature tchèque.
Une boutade qui a mal tourné
L'histoire du roman est située dans les années 1950 et 1960, donc à deux époques différentes. Tandis que les années 1950 sont profondément marquées par l'esprit totalitaire et l'idéologie stalinienne, les années 1960 apportent déjà une certaine libéralisation et une critique des torts du passé.
Ludvík, le héros du roman, est d'abord un étudiant sincèrement dévoué aux idéaux communistes. Il ne se doute pas qu'il vient de commettre quelque chose d'irréparable lorsqu'il envoie à son amie une carte postale avec ces quelques mots impertinents pour plaisanter. Il ne se doute pas que cette plaisanterie anodine risque de briser sa vie. Mais il vit dans une société qui ne plaisante pas. Tout à coup il se retrouve dans la catégorie des ennemis de classe.
Exclu du parti communiste, chassé de la faculté, il ne peut même pas faire son service militaire dans l'armée régulière. Il est envoyé avec d'autres jeunes recrues dont le régime se méfie dans des mines de charbon à Ostrava où il travaillera dur pendant plusieurs années. Le professeur Tomáš Kubíček, directeur de la Bibliothèque régionale de Moravie, remarque qu'en écrivant cette partie de son roman, Milan Kundera a puisé dans son propre vécu :
« Les années 1950 ont été vraiment une période très dure. Les restrictions contre toute opposition à la discipline du parti communiste étaient très rigoureuses. Nous savons que dans les années 1950 les camps de travail étaient remplis de gens qui subissaient des mauvais traitements et qui étaient livrés à la merci du régime et de ses sbires. L'histoire elle-même, et Kundera l'a plusieurs fois confirmé, est basée sur un fait réel. Il a adressé une carte postale à un ami participant à un stage politique ce qui lui a valu une procédure disciplinaire et il a fini par être exclu du Parti communiste et de l'Union des écrivains. »
Des éléments autobiographiques
Bien qu'on trouve dans La plaisanterie de nombreux éléments de la vie de l'auteur, les faits autobiographiques n'y sont utilisés que comme une partie de la matière pour la construction d'un récit qui ne reflète pas directement la réalité. Tomáš Kubíček souligne que La plaisanterie est une synthèse beaucoup plus complexe de faits, de motifs et d'inspirations :
« Kundera a dit maintes fois en se référant à Proust que l'écrivain peut écrire surtout sur ce qu'il a vécu. Cependant, il ne s'agit pas de situations concrètes mais plutôt des expériences de l'écrivain, des observations sur son époque, du vécu et des histoires des gens de son entourage. En ce sens, nous pourrions dire que La plaisanterie est un roman autobiographique parce que Kundera a vécu la période des années 1950 et il était capable de la percevoir d'une façon très critique et sceptique et d'y ajouter encore une sorte de témoignage. Mais ce n'était pas forcément un témoignage sur Milan Kundera. »
Quatre chocs contre la réalité
Ludvík, Helena, Jaroslav et Kostka - tels sont les noms des quatre personnages qui sont les protagonistes et en même temps les narrateurs du roman. Ludvík - d'abord un étudiant idéaliste puis un homme mûr désillusionné, Helena - une journaliste de la radio, Jaroslav - un fonctionnaire régional et ami de Ludvík, et finalement Kostka - un chercheur qui aimerait allier la religion et le socialisme. Les destins de ces quatre personnages s'entrecroisent et s'entrechoquent et cette expérience douloureuse bouleverse profondément leurs vies, leurs pensées, leurs passions et leurs illusions. Tomáš Kubíček constate cependant que c'est une expérience révélatrice :
« Pour le dire simplement, c'est l'histoire de quatre chocs contre la réalité, de quatre façons d'interpréter la réalité par le mensonge. En même temps, c'est l'image de la situation de la société tchèque et slovaque dans les années 1950-1960. Néanmoins, ce n'est pas la situation de la société dans son ensemble mais celle de l'homme en tant qu'individu, qui est traitée. Le roman de Kundera est une prolongation de la question fondamentale sur le rôle de l'homme dans l'Histoire, de son rapport vis-à-vis de l'Histoire, de sa revendication de faire partie de l'Histoire non seulement comme un objet passif mais d'assumer aussi une partie des responsabilités de l'Histoire ou de lui faire front. »
Un roman de la vengeance
La plaisanterie est un roman lourd de significations qu'on peut lire et interpréter de nombreuses façons sans arriver pourtant à saisir son riche contenu dans sa complexité. Milan Kundera, lui, l'a qualifié de roman d'amour et il est incontestable que l'amour et la sexualité jouent dans ce livre, comme d'ailleurs dans la majorité de ses romans, un rôle important. L'amour entre Ludvík et Lucie, une jeune femme farouche et énigmatique, est sans doute la ligne narrative la plus attachante du roman. Cette passion d'une grande intensité et d'une rare profondeur se déroule sur fond de camp de travail, de chevalements de mine et de hauts fourneaux d'Ostrava. Mais cet amour à la fois puissant, bouleversant et fragile se heurte finalement à un mur d'incompréhension entre les deux amants.
Cependant, nous pouvons dire aussi que La plaisanterie est un roman de la vengeance car c'est la soif de vengeance qui anime son héros et entraîne dans son tourbillon tous les autres protagonistes. L'objet et la cible de cette vengeance est Zemánek, ancien ami de Ludvík qui a causé jadis sa perte en le condamnant publiquement et en demandant son exclusion du parti communiste. Quinze ans plus tard, Ludvík, qui n'est pas prêt d'oublier cette perfidie, décide de séduire Helena, la femme de Zemánek. Il se délecte à l'idée d'asséner un coup terrible à l'amour-propre de cet homme haï en faisant l'amour avec sa femme. Il espère trouver une profonde satisfaction dans cette revanche qu'il considère comme un acte de justice. Il ne se doute pas que ce projet minutieusement prémédité se retournera finalement contre lui et que cette vengeance ratée sera peut-être le plus grand échec de sa vie.
Un malentendu politique
Souvent La plaisanterie est considérée aussi comme un roman sur une étape historique, comme un témoignage sur une époque, sur les conséquences d'une idéologie totalitaire et sur un régime politique et ses aberrations. Tomáš Kubíček rappelle cependant que Milan Kundera protestait contre une telle interprétation qu'il considérait comme un malentendu bien qu'elle ait beaucoup contribué au succès international de son livre :
« Ce succès arrive en France où le roman est traduit et paraît avec une préface d'Aragon qui le propulse vers la réussite mais qui en même temps le politise. Et cette politisation est une chose contre laquelle Kundera se défend par la suite dans plusieurs interviews. Il ne veut pas que son roman soit lu et interprété comme un texte politique, comme un simple témoignage sur une période concrète. Pourtant cette lecture politique se répercutera aussi par la suite sur la perception des autres romans de Milan Kundera et nous assistons à une lutte permanente de l'auteur et d'une partie de ses lecteurs pour que l'écrivain cesse d'être considéré comme une espèce de commentateur politique et qu'il soit perçu comme un véritable romancier. »
Milan Kundera lui-même a expliqué le rôle de la situation politique concrète dans son roman par ces paroles :
« Si les années cinquante m’attiraient, c’est que l’histoire a fait dans cette période avec les hommes des expérimentations insoupçonnées, qu’en les plaçant dans des situations inouïes elle les a montrés sous des jours jamais vus, et que ce faisant elle a enrichi mes doutes et mes connaissances sur ce que sont l’homme et la condition humaine. »
Un vide libérateur
Exposés à des situations éprouvantes et parfois extrêmes, les protagonistes de La plaisanterie se dévoilent et le lecteur plonge dans les profondeurs de leur vie intime. Nous apprenons énormément de choses sur ces personnages mais aussi sur nous-mêmes parce que leur expérience est d'une portée générale et devient en quelque sorte aussi notre expérience. L'univers des désirs, des illusions et des mensonges dans lequel ils ont vécu, s'effondre et ce choc douloureux les laisse meurtris. Ludvík et dans une grande mesure aussi les autres protagonistes du roman se retrouvent dans le vide mais ce vide béant peut également devenir un nouvel espace pour leur vie et pour leur pensée. Il leur permet de reconsidérer librement les certitudes et les valeurs qui leur semblaient inébranlables et poser un regard désabusé et lucide sur eux-mêmes et sur le monde.
En France, La plaisanterie a paru pour la première fois en 1968 aux Editions Galimard. Le roman a été traduit du tchèque par Marcel Aymonin. Sa version définitive, revisitée par l’auteur dans les années 1980, a été inclue en 2011 dans la collection Bibliothèque de la Pléiade.