Phénomène Dijon, l’histoire complexe des sections tchèques en France
« Je me souviens de ces trois années que j’ai passées à Dijon » : c’est par cette phrase tirée d’une lettre du comédien Jiří Voskovec que commence le nouveau livre Phénomène Dijon : un siècle des baccalauréats tchèques en France (Fenomén Dijon : století českých maturit ve Francii). Présenté récemment à l’ambassade de France à Prague, cet ouvrage retrace les près de cent ans d’existence des sections tchèques et tchécoslovaques de lycées à Dijon, à Nîmes et à Saint-Germain-en-Laye (une section qui n’a pourtant jamais été rouverte après la chute du régime communiste en 1989). Il présente en même temps, sur presque cinq cents pages, une synthèse des relations tchéco-françaises au cours du XXe siècle et des souvenirs des élèves tchèques de leurs études en France. Radio Prague a rencontré son auteur, l’historien Jiří Hnilica :
Un approfondissement des liens internationaux
Jiří Hnilica, vous êtes l’auteur du livre Phénomène Dijon : un siècle de baccalauréat tchèque en France. Vous n’avez pas été membre des sections tchèques en France, pourquoi avoir écrit un tel ouvrage ?« La section tchèque, pour moi, c’est une enquête qui dure depuis déjà 12 ans. J’ai fait mes études dans le sud de la France à Perpignan, et parfois pour aller chercher des archives pour mon travail à Paris, j’ai traversé les villes que sont Nîmes et Dijon… Je connaissais l’existence d’une section tchécoslovaque à Dijon, je me suis arrêté dans la ville et j’ai commencé à enquêter. Au fur et à mesure, une masse de matériel incroyable s’est ouvert devant moi.
Du coup, j’ai trouvé une problématique importante pour ma thèse qui portait sur les relations franco-tchécoslovaques et la formation des élites tchécoslovaques en France. Cet ouvrage est en fait un chapitre de ma thèse dans lequel j’ai prolongé ma problématique pendant tout le XXe siècle. »
La première section tchécoslovaque est apparue en 1920 à Dijon. Comment est né ce projet ?
« Ce projet est né dans un climat spécifique : à la fin de la Première Guerre mondiale, pendant le rapprochement politico-culturel de la France vers l’Europe centrale, et pendant celui de la Tchécoslovaquie vers la France. Après la guerre, on a cherché à créer des projets durables centrés sur la formation des jeunes, censée permettre un approfondissement des liens internationaux dans l’avenir. Ce croisement d’intérêts politico-scolaires a fait apparaître l’idée de s’occuper également de la formation des lycéens, en plus des universitaires. »
Vous étudiez l’histoire de ces sections depuis plusieurs points de vue, le plus important étant ce point de vue politico-culturel. L’histoire des sections reflète-t-elle celle des relations diplomatiques entre les deux Etats ?
« L’ouvrage est intitulé Phénomène Dijon, parce que pour moi il ne s’agit pas seulement d’une institution, mais d’un phénomène qui illustre les relations politiques et diplomatiques entre les deux Etats. Mais à travers la section, on peut voir également l’évolution des études secondaires : que signifie avoir un baccalauréat, français de surcroît, en Tchécoslovaquie à l’époque ?Le troisième volet de ce phénomène, c’est la prosopographie, la biographie collective de ces lycéens, qui illustre aussi l’histoire du XXe siècle tchécoslovaque : faut-il immigrer lors de la Seconde Guerre mondiale ? Faut-il émigrer après 1968 ? Faut-il rentrer ? Toutes ces motivations personnelles se mélangent sur le panorama dynamique qu’était le destin de ces lycéens. Ces trois volets, politique, scolaire, et personnel, s’entrecroisent dans cet ouvrage. »
Un sismographe de l’évolution de la Tchécoslovaquie
Pouvez-vous présenter brièvement l’histoire des sections ?
« Quelqu’un a écrit un jour que les sections tchécoslovaques en France sont un baromètre, un sismographe de l’évolution de la Tchécoslovaquie. Autrement dit, le destin des sections montre le destin de la liberté, de l’ouverture vers l’Ouest, de la Tchécoslovaquie.Leur histoire suit parfaitement l’évolution politique du pays : la fermeture après les accords de Munich et l’occupation allemande, la réouverture rapide après 1945, la re-fermeture en 1948, la nouvelle réouverture en 1966, suivie de la nouvelle re-fermeture de 1973, et enfin la dernière réouverture de 1990 où l’on voit les premières scissions entre sections tchèques et sections slovaques, à l’instar de ce qui va arriver à la Tchécoslovaquie. »
Dans le livre, vous parlez des lycéens tchécoslovaques qui ont décidé de lutter aux côtés des Français au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Etait-ce un phénomène isolé?
« Pour moi et en tant qu’auteur, l’histoire la plus fascinante commence à s’écrire dans ces années cruelles et tragiques que sont 1938 et 1939. La décision de rester en France était à Dijon une décision collective. Il s’agissait d’une petite vingtaine d’élèves qui ont fait le choix de rester, soit une promotion entière.A partir de là commence à s’écrire un phénomène compliqué : les querelles internes aux sections. Le professeur tchécoslovaque, représentant des élèves à l’étranger finalement, oblige ces derniers à continuer leurs études jusqu’au bac, tandis qu’eux, plutôt radicaux, veulent s’engager dans l’armée par patriotisme. On voit vraiment une sorte de mélange de désir de patriotisme et d’aventure de la part des jeunes… qui montre ce qu’était également l’ambiance de la Tchécoslovaquie au même moment. C’est une histoire passionnante et parfois tragique dans certains cas. »
Une biographie collective
Quelles sources avez-vous utilisé ? Avez-vous trouvé des informations qui vous ont surpris ?
« L’histoire ne peut pas s’écrire avec un seul type de sources. J’ai travaillé avec des documents écrits, des photos, des émissions de radio… Pour répondre brièvement, la variété des sources était grande. J’ai dû parcourir tout ce qui est de l’ordre des documents écrits administratifs, mais là où mon enquête m’a apporté le plus de choses, c’était pendant les interviews.J’en ai fait des dizaines avec plusieurs promotions. L’étudiant le plus âgé que j’ai interviewé avait passé son bac à Nîmes en 1929. Les archives de familles, les interviews, les informations sur le destin de ces gens m’ont aidé à comprendre le phénomène. Finalement, je rends aussi un hommage à ces gens qui m’ont témoigné leur vie, qui m’ont ouvert leurs armoires, leurs bureaux… Sans cette approche personnelle, il aurait été impossible de bâtir une telle fresque.
Je me suis principalement concentré sur les promotions de l’entre-deux-guerres et sur la promotion 1945-1948. J’ai également travaillé sur les promotions des années 1960-1970, mais je dois encore approfondir cette période. Par ailleurs je n’ai pas vraiment enquêté profondément sur les élèves des années 1990 et sur leur avenir. »
Vous indiquez vouloir ‘déconstruire les mythes entourant les sections tchécoslovaques’. Que voulez-vous dire ?
« J’essaye de déconstruire d’abord la célébrité des élèves. On dit souvent que Jiří Voskovec, Václav Černý, Čestmír Císař ou Zdeněk Troška sont des anciens de Dijon. Mais ce sont plutôt des exceptions aux carrières uniques. J’essaye de casser ce mythe selon lequel seuls ces quatre-là sont des élèves illustres. Beaucoup d’anciens élèves se sont engagés dans des carrières très importantes pour la Tchécoslovaquie, notamment dans la diplomatie, il y avait parmi eux beaucoup de Slovaques d’ailleurs. On ignore parfaitement la complexité des carrières qui se sont formées depuis les sections.Ensuite, un autre mythe est que les sections étaient des institutions d’élite qui servent à reproduire l’élite sociale, moi j’essaye de montrer que ce n’était pas le cas, et qu’il s’agissait d’un projet profondément démocratique avec un vrai éthos démocratique. Les sections étaient destinées aux jeunes gens doués et souvent infortunés. »
Cet ouvrage est publié en tchèque, projetez-vous de faire également une version française ?
« Ce serait un marathon ! Mais je pense, étant donné le caractère profondément franco-tchécoslovaque de cet ouvrage, qu’il pourrait trouver des lecteurs en France. L’intérêt pour une traduction reste fort, mais peut-être pas intégralement : il faudrait une version allégée en français, la version originale complète étant bien trop détaillée pour un lecteur français. »