« Pour le pédagogue Comenius, en jouant, on travaille »
A l’occasion du 350e anniversaire de la mort du théologien, pédagogue et philosophe Jan Amos Komenský (1592-1670), Radio Prague Int. s’est entretenue avec Olivier Cauly, philosophe, et auteur d’une biographie consacrée à celui qui est considéré comme le « père de l’éducation moderne », un ouvrage paru en 1995 aux Editions du Félin.
Jan Amos Komenský, plus connu à l’étranger sous son nom latin de Comenius, était théologien, philosophe, grammairien, pasteur, originaire de Moravie. Il était également membre du mouvement réformateur des Frères tchèques qui est l’héritier protestant de l’Eglise hussite du XVe siècle. Olivier Cauly, rappelez-nous en guise d’introduction ses origines. Il est issu lui-même d’une famille réformatrice…
« Oui, en effet, une famille elle-même réformatrice. Comme il est né en 1592, il va bénéficier d'une éducation qui est issue d’un milieu héritier des Hussites. Et puis surtout il va subir de plein fouet les événements qui ont suivi la Montagne blanche en 1620. »
Précisons qu’il se retrouve très tôt orphelin et finalement ce sont ses études et aussi l’intérêt de ses professeurs qui ont sûrement remarqué un talent particulier chez l’enfant ou l’adolescent, qui vont guider et tracer sa route…
« On a parlé notamment de l’érudit allemand Johann Heinrich Alsted qui l’a beaucoup influencé et de tous les humanistes de l’époque : l’espagnol Vivès, Erasme, etc. Tout ce courant va jouer et va aussi se fondre avec l’éducation réformée et réformiste qu’il va hériter de son enfance. Si bien que chez lui on trouve la double influence de l’héritage de la Réforme née en Bohême et dans les pays tchèques et de ce courant humaniste qui vient d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, etc. C’est cette fusion qui va former l’esprit très particulier de Comenius. »
Vous le mentionniez tout à l’heure, l’échec de la révolte des Etats protestants de Bohême est marqué par la célèbre bataille de la Montagne blanche. Nous venons d’en commémorer le 400e anniversaire. Cette bataille décisive de la guerre de Trente ans et ses conséquences peu de temps après marquent un tournant dans la vie de Comenius parce qu’il perd tout. Il s’exile et il ne reviendra jamais dans son pays d’origine.
« Exactement. A partir de là il est en exil, on beaucoup a cité la Slovaquie ou ce qu’on appelait la Hongrie du Nord, l’épisode de Sárospatak, après l’épisode polonais qui est très curieux parce que cela reste une histoire tchéco-polonaise puisqu’on sait très bien qu’à partir de la guerre de Trente ans, Comenius va jouer en quelque sorte la carte protestante. Son côté diplomate, c’était de soutenir les pays tchèques et tous ceux qui le connaissaient en Europe et qui pouvaient soutenir cette cause qui l’avait mené à l’exil. C’est au moment de la guerre de Trente ans que les Polonais vont faire du catholicisme une cause nationale. Alors que lui est à Leszno à l’époque, c’est le moment où les Suédois descendent à travers l’Allemagne jusqu’en pays tchèques. Il y a toute cette polarisation qui s’est créée entre les Tchèques qui étaient en train de subir ou qui allaient subir une recatholicisation massive et les Polonais qui au contraire se sont fixés, à cause de la guerre de Trente ans et de cette présence protestante en Europe centrale, sur le catholicisme qui devient à partir de ce moment une cause nationale. »
Comenius est mort en 1670 aux Pays-Bas qui est une terre d’accueil traditionnelle des réformateurs persécutés et des humanistes. Mais il n’a pas vécu justement qu’aux Pays-Bas et il a beaucoup voyagé, ce qui peut étonner aujourd’hui de notre point de vue contemporain. Les penseurs, les livres, les personnes, circulaient beaucoup à l’époque. Pouvez-vous détailler cette défense de la cause tchèque chez ces pays aux affinités protestantes ?
« Comenius le dit lui-même : il idéalise un peu le sort de la Bohême et des pays tchèques en disant que c’est le cœur de l’Europe - et pour lui l’Europe signifie pratiquement le monde. Tout ce qu’il se passe en pays tchèques devient en quelque sorte une cause universelle. Finalement il ne va plus tellement séparer la cause tchèque de l’Europe, et c’est probablement une des raisons pour lesquelles il est devenu une sorte de missionnaire protestant en exil. Il voit très bien que derrière cette cause tchèque, qui va être perdue pour près de trois siècles, il y a une cause européenne qui est en train de se jouer. De plus, c’est très curieux car en France, on parle relativement peu de cette guerre de Trente ans alors qu’elle va décider du visage de l’Europe pour trois siècles jusqu’à maintenant. En effet, le clivage entre les pays du Nord protestants ou anglicans et dominants sur le plan économique et entre les pays du Sud catholiques, longtemps économiquement désavantagés, est toujours plus ou moins d’actualité. Nous savons très bien qu’après la guerre de Trente ans, l’Espagne perd complètement son leadership qu’elle avait en Europe alors qu’elle avait découvert l’Amérique du Sud où il y avait de l’or qui a fini dans ses caisses. Pourtant, ce pouvoir de l’Espagne est terminé après la guerre de Trente ans et ce pendant très longtemps. »
Finalement, on a l’impression que tout s’est joué en pays tchèques.
« Oui. Mais on constate d’ailleurs que beaucoup de batailles napoléoniennes ont eu lieu sur le territoire actuel de la République tchèque qui était à ce moment-là austro-hongroise : Austerlitz etc. Tout cela s’est déroulé là-bas. La situation géographique du pays cristallise un peu tous ces problèmes. Il y a également toute cette destinée spirituelle : c’est devenu la terre d’émergence d’une réforme sous une forme parfois ‘d’ultra’, d’extrême-gauche du protestantisme à l’époque, comme le disaient certains. Tout s’explique : pourquoi est-ce que c’est né dans ces pays-là, pourquoi est-ce que ça a été repris par Thomas Müntzer en Allemagne et puis surtout Luther ? Il y a toujours ce problème d’un centre européen spirituel. Pour Comenius c’est quasiment un centre mystique, c’est là que le cœur de l’Europe bat. »
Comenius est contemporain de Descartes. Comment se situe-t-il par rapport à la pensée de ce philosophe français ? Est-ce qu’il se retrouve dans Descartes ?
« Non pas du tout. Il y a eu un échange de lettres entre eux et il lui a dit ‘ce qui est pour toi la partie est pour moi le tout’. C’est-à-dire qu’il reproche à Descartes d’en rester à un point de vue restreint, celui du sujet. C’est tout le trajet qu’il décrit dans les Méditations, dans le Discours de la Méthode. Donc il y a une opposition assez nette entre l’un et l’autre. C’est pourquoi Descartes est le fondateur de la philosophie moderne, c’est-à-dire celle du sujet, alors que Comenius reste fidèle à l’idée d’un individu ‘cosmocentré’, autrement dit qui fait partie d’un tout qui est plus grand que lui. Et c’est à partir de la réforme de l’individu grâce à ce microcosme qu’est l’école que va être possible la reconstruction de ce grand tout qu’est le monde. De ce point de vue-là, tout les oppose. Par contre, s’il y a un philosophe postcartésien qui est luthérien même s’il a cherché à faire une synthèse entre toutes les tendances, c’est Leibniz. Il y a plus d’affinités entre Comenius et Leibniz qu’entre Comenius et Descartes qui a une tout autre manière de penser. »
J’aimerais revenir sur cette question de l’éducation puisque Comenius est souvent désigné - et pas à tort - comme le père de l’éducation moderne. Il y a même actuellement un programme universitaire européen qui s’appellent Comenius. Pourquoi est-il considéré ainsi ? En quoi est-il révolutionnaire ? Je pense notamment aux châtiments corporels qui étaient monnaie courante à l'époque, alors que son idée est qu’on ne doit pas éduquer les enfants par la violence et la contrainte…
« Michelet avait dit que c’était le Galilée de l’éducation. C’est une formule qui a été reprise mille fois et détournée. Il opère effectivement une révolution puisque très souvent les classes comprenaient plusieurs centaines d’élèves, que les maîtres utilisaient plus souvent la baguette et les supplices corporels que le savoir. L’idée de changer cela était déjà présente chez Erasme. Ce que va faire Comenius, mais il n’est pas le seul car les Jésuites faisaient la même opération du point de vue catholique, c’est l’idée d’une rationalisation du temps et de l’espace scolaire. C’est-à-dire qu’il va, comme les Jésuites mais d’une autre manière puisque son idée est beaucoup plus universaliste et réformatrice, avoir l’idée de créer de petits ensembles que sont les classes, centrées autour d’un emploi du temps. Il y a un cadrillage méthodique du temps et de l’espace scolaire à l’intérieur duquel on exclut toute forme de barbarie qui était encore coutumière à son époque, où il était moins question de savoir que de discipliner, de rendre dociles les enfants. »
« C’était d’ailleurs l’objet d’une de mes dernières conférences en Slovaquie sur Comenius et Michel Foucault. J’avais trouvé très surprenant dans Surveiller et punir de Michel Foucault de ne trouver aucune mention de Comenius alors que c’est quelqu’un qui au début du XVIIe siècle voire même à la fin du XVIe siècle dit que l’éducation doit se libérer des méthodes répressives pour faire comme on le dirait aujourd’hui de la prévention. Cela signifie prendre le mal à la racine avant qu’il ne se manifeste plutôt que d’aller réprimer sottement des élèves qui n’auront qu’une seule idée : répondre par l’apathie ou la révolte. »
Ce qui est intéressant aussi c’est sa manière d’aborder l’enseignement : il laisse la place au jeu, aux images, il explique également qu’il n’y a pas de mauvaise matière. Il ne dénigre pas les matières plus manuelles...
« Tout à fait. Cela a été repris surtout par les Allemands avec la Realschule. »
Et les Tchèques aussi…
« Oui, et les Tchèques aussi. Les Allemands ont tout de même la chance de le réaliser plus souvent et plus tôt. Ce qui est intéressant chez Comenius c’est qu’on retrouve l’étymologie grecque du mot « scolaire » (Skholè) qui veut dire loisir et du mot latin ‘ludus’ qui veut dire école, mais qui a donné en français ludique, c’est-à-dire le jeu. Il y a donc cette idée que par le jeu, on travaille déjà. C’est une idée qui est à la fois très libérale et très protestante, parce qu’en fait même quand on croit perdre son temps en jouant on ne le perd pas, on travaille déjà. Et vous savez que pour le protestantisme, le travail c’est tout, c’est-à-dire qu’on ne peut pas être oisif et paresser en s’imaginant que le temps passe et qu’on fait quelque chose. Donc, il réhabilite le jeu et les temps apparemment improductifs, mais parce que cela sert au fond le travail. En jouant, on travaille. Il réussit sa thèse en adoucissant considérablement une pratique pédagogique, y compris celle qui recouvre les pays protestants qui n’y sont pas allés de main morte sur ce point-là. C’est plutôt dans les pays calvinistes, que les héritiers des Frères moraves qu’on trouve cette idée d’une fin à toute répression pédagogique. »
Que peut nous apporter l’héritage de Comenius aujourd’hui ?
« Je pense qu’on a hérité énormément de choses de lui, mais pas de lui uniquement. J’avais aussi parlé des Jésuites et des calvinistes qui ont un peu la même idée même si la spiritualité est différente. Ce qu’on retient de lui aujourd’hui, même si c’est poussé à l’extrême dans certains pays, c’est l’idée que l’école est tellement du côté ludique qu’elle en perd l’idée d’une éducation à travers le travail, et vers l’apprentissage et les savoirs. C’est un problème qu’on retrouve maintenant, on ne sait plus faire de distinction entre les deux : le sens du mot jeu à beaucoup évolué et s’est transformé. Personnellement, ce qui me gêne le plus, c’est la difficulté de faire intégrer la notion d’effort, le fait qu’il faut apprendre, se casser la tête sur un problème. Il semble que cet héritage ait été approprié, puis ‘déproprié’. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui il faudrait d’une certaine façon refaire tourner le balancier de l’autre côté et dire qu’il n’y a pas d’apprentissage intellectuel sans un peu de souffrance, un peu de douleur, un peu de pression et qu’on ne peut pas faire croire que les savoirs s’acquièrent uniquement de manière ludique par le jeu. Comenius, lui, n’a d’ailleurs jamais dit ça. »