Quand un espion russe sous légende d'un consultant tchèque tentait de recruter des sources en France

SVR

Fin octobre, le quotidien français Le Monde révélait que les services secrets russes tentaient de recruter des Français via des petites annonces sur le site Leboncoin.fr. L’un de ces espions russes, expulsé depuis, se faisait ainsi passer pour un consultant tchèque et s’était donné pour mission de retourner un jeune ingénieur français.

Source: Leboncoin.fr

Nous ne sommes pas dans Le Bureau des légendes, mais dans la vraie vie, celle où de vrais espions se créent de fausses identités pour recruter des potentielles sources – idéalement consentantes à terme. En 2020, un certain Valentin Vladimirovitch Zakharov, officiellement un diplomate chargé des questions scientifiques et technologiques à la mission économique de l’ambassade de Russie, en réalité agent du SVR, issu de l’ex-KGB, répondait à la petite annonce d’un ingénieur français sur le site Leboncoin.fr proposant des cours de mathématiques.

Afin d’éviter d’éveiller les soupçons, c’est sous l’identité d’un consultant tchèque que Zakharov se présente au nouvel employé d’une société française de technologie à cheval sur le domaine civil et militaire, qui donne ces cours de soutien, comme le détaille le journaliste du Monde Jacques Follorou :

Jacques Follorou | Photo : Devodire,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

« Très souvent, dans le cadre des recrutements de sources, pour ne pas effrayer les cibles, les espions russes essayent de trouver une légende qui puisse coller et qui soit crédible. Cela se fait très doucement un travail de recrutement. Avec cette image de consultant tchèque, Zakharov dit dans un premier temps qu’il veut travailler en France, mais qu’il a aussi besoin de conforter ses connaissances en sciences, notamment en mathématiques. Doucement, il va essayer de créer un lien de sympathie. Sa couverture de consultant tchèque est aussi liée à son accent, à sa culture, à son profil, à son physique même. Or, si on n’y connaît pas grand-chose aux pays de l’Est, la Tchéquie peut apparaître comme ayant des similitudes. Donc c’est un profil pratique qui permet de passer inaperçu. »

Une tactique de dissimulation tablant sur les vagues connaissances globales et imprécises des Français sur « les pays de l’Est », très utile à cette époque de recrudescence des tensions avec la Russie, ce que confirme Pierre Martinet, ancien de la DGSE :

« Pour passer inaperçu plus facilement, on prend l’identité d’un ressortissant d’un pays sans risque ou ami. Aujourd’hui, il y a un conflit entre la Russie et l’Ukraine, les Russes ont besoin d’informations venant des pays qui aident et qui arment l’Ukraine ou bien de l’OTAN. Quand on veut aller dans un pays et qu’on utilise sa nationalité russe, ça ne passe pas. La situation avec la Russie date de 2014, c’est très sensible depuis cette époque-là. Le gros conflit a éclaté en début d’année, mais les tensions avec la Russie et cette nouvelle guerre froide remontent à 2014. »

Une fois l’inoffensive légende mise en place, le faux consultant tchèque et le vrai ingénieur qui cherche à arrondir ses fins de mois se rencontrent régulièrement, une fois par mois, dans un restaurant, comme le détaille Jacques Follorou :

Photo illustrative: Alexa,  Pixabay,  Pixabay License

« Cela a commencé de façon très classique et anodine. Zakharov a prétendu avoir besoin de cours de mathématiques qui lui ont été donnés par ce jeune ingénieur. Et puis, chemin faisant, il a commencé à demander des notes sur certains secteurs, sur l’intelligence artificielle qui était au cœur du travail de ce jeune ingénieur. Dans une troisième étape, il a commencé à demander des informations sur l’entreprise elle-même, sur sa hiérarchie, sur le fonctionnement interne. C’est là où je le jeune ingénieur est devenu suspicieux. Il en a fait part à sa hiérarchie qui l’a signalé aux services de renseignement. Dans un premier temps, il y a eu un travail de filature de la part du contre-espionnage français. A un moment donné, ils ont considéré qu’il fallait intervenir. Ils voulaient faire un flagrant délit : cela s’est déroulé à la fin d’une rencontre où les contre-espions sont intervenus au moment où Zakharov réglait son cours du soir. »

Derrière cette histoire particulière, de nouvelles méthodes d’espionnage développées par Moscou à l’étranger, en France notamment, ciblant de jeunes étudiants ou professionnels prometteurs travaillant dans des secteurs-clés sensibles et destinés à de potentielles hautes positions à l’avenir. Jacques Follorou :

« Il s’avère que les services de renseignements civils russes, le SVR, a mené ces dernières années une campagne assez massive et systématique de recrutement de sources par des sites de petites annonces. Ils avaient une technique assez précise, de répondre à des offres de cours. De cette manière, les espions russes en France, souvent sous couverture diplomatique, ou travaillant pour la représentation commerciale, le consulat, se présentaient soit comme ès-qualité, donc comme membre officiel de l’ambassade, soit sous fausse qualité, en prétendant être par exemple consultant tchèque comme ici. Ils créaient un lien de confiance avec ces jeunes gens prometteurs, fraichement diplômés ou travaillant dans un domaine intéressant les espions russes, puis un lien de dépendance par rapport à l’argent en étendant leurs demandes : plus seulement les cours de français, d’économie ou de maths, mais des notes sur le domaine d’expertise de la personne en question. C’est ainsi que les espions créent des sources et recrutent dans un pays comme la France. »

Après avoir un temps nié son identité réelle, le faux consultant tchèque a fini par reconnaître qu’il était bien Valentin Vladimirovitch Zakharov. Faisant valoir son immunité diplomatique, il a été expulsé de France quelque temps après. Une douzaine de cas similaires ont été découverts par la DGSI pendant cette opération, alors que des dizaines d’agents russes évoluent dans l’Hexagone, prétendument en capacité diplomatique. Le journal Le Monde précise que dans certains cas, la police française a demandé aux agents de quitter le pays, tandis que d’autres espions démasqués, mais bénéficiant d’une couverture diplomatique ont été discrètement avertis de mettre fin à ce type d’opérations sur le territoire français.