Réfugiés ukrainiens à Prague : « Le monastère Fortna, c’est notre chez-nous »
Entre 60 000 et 70 000 réfugiés ukrainiens vivent actuellement à Prague. Ils logent dans des hôtels, des auberges et chez des particuliers. Situé dans le quartier du Château de Prague, le centre spirituel Fortna a ouvert ses portes aux personnes en provenance d’Ukraine dès les premiers jours de la guerre.
Ljubov et ses cinquante compatriotes vivent désormais dans cet ancien monastère rénové. Le bâtiment historique dispose de chambres individuelles d’ordinaire destinées aux Tchèques qui viennent se ressourcer, suivre des cours de méditation. Habitées, pendant la pandémie de coronavirus, par des personnes en quarantaine, elles abritent actuellement des femmes et enfants venus de différentes parties de l’Ukraine envahie par la Russie.
Hana Říhová de l’équipe du centre Fortna explique :
« Les gens que nous avons accueillis jusqu’à présent se trouvaient dans deux situations précises. Certains sont restés juste deux ou trois jours, parce qu’ils avaient déjà des contacts en République tchèque et voulaient ensuite aller ailleurs. Début mars, nous avons hébergé une trentaine de personnes de ce type. D’autres restent plus longtemps, par ce qu’ils ne savent pas où aller. C’est le cas des cinquante personnes que nous hébergeons actuellement, ils sont ici depuis six, huit semaines. »
Ljubov, elle, a travaillé comme comptable au département de police de Chernihiv, dans le nord de l’Ukraine, avant que la guerre ne bouleverse sa vie.
« Il se trouve que le jour de l’invasion, le 24 février, je séjournais avec ma sœur en Egypte pour des congés. Nous étions une dizaine d’Ukrainiens dans notre hôtel. Il n’était plus possible de rentrer en Ukraine, alors on nous a proposé de partir en avion à Budapest. Nous avons eu une demi-heure pour faire nos valises, puis nous sommes parties. Ma nièce étudie à Prague, alors avec ma sœur, nous avons décidé de la rejoindre. »
« Nous sommes arrivées en train à Prague, puis nous avons passé deux jours au centre d’assistance, le temps que nous réglions toutes les formalités. Ensuite, nous avons logé pendant plusieurs jours en banlieue de Prague, dans un gymnase. Grâce à une bénévole, nous avons trouvé un hébergement dans cet ancien monastère. Nous nous plaisons beaucoup ici, c’est comme si on vivait dans un château. Nous sommes très nombreux, mais on s’entend bien, on s’entraide, on vit comme une grande famille. »
Une salle de jeux à la place d’une salle de méditation
L’ancien monastère Fortna appartient à l’Ordre des Carmes Déchaux. Il a dû subir certains travaux d’aménagement, comme nous l’apprend Petr Glogar, prêtre, frère Carme et directeur du centre spirituel :
« Pour les enfants, nous avons surtout mis en place une salle de jeux, équipée de toutes sortes de jouets. Puis nous avons une pièce qui sert de dépôt de vêtements, pour les bébés comme pour les enfants plus âgés et les adultes. Nous avons été obligés de faire quelques travaux d’aménagement dans les chambres, pour les adapter aux familles avec plusieurs enfants. Enfin, nous avons dû mettre en place une buanderie. »
« Quand nous avons ouvert le monastère aux réfugiés, nous avons reçu des dons financiers très importants. Nous n’avons même pas été obligés de lancer une collecte, les gens nous ont spontanément envoyé de l’argent, ils étaient extrêmement solidaires. Cela nous a beaucoup aidés, nous avons pu acheter aux familles réfugiées tout dont elles avaient besoin. »
Manque de places dans les écoles maternelles
Au fil du temps, la vie au centre Fortna a trouvé son rythme, comme nous le raconte Hana Říhová :
« Nous offrons aux réfugiés le couvert et le logis. Ils reçoivent tous les jours un déjeuner préparé par une cantine scolaire. Ils préparent eux-mêmes les autres repas et cuisinent aussi le week-end. Grâce aux bénévoles, nous organisons pour eux des cours de tchèque. La communication se passe bien, nous n’avons pas vraiment de barrière de langue, car nous, les accompagnateurs, on parle un peu le russe. On communique parfois aussi en anglais. »
« Les réfugiés n’ont plus besoin d’être accompagnés pour régler leur visa et les autres formalités administratives. En fait, dès que nous accueillons de nouveaux venus, leurs colocataires les renseignent sur tout. Les enfants sont scolarisés, ils fréquentent une école du quartier de Malá Strana. Malheureusement, ce n’est pas le cas des enfants d’âge préscolaire, car il n’y a pas de place pour eux dans les écoles maternelles. Ils restent avec leurs mères qui, par conséquent, ne peuvent pas travailler. Cela représente un vrai problème. »
Avec ou sans enfants, les réfugiées ukrainiennes ne trouvent pas facilement un emploi à Prague, comme le confirme Ljubov :
« Nous cherchons du travail, bien sûr, mais pour l’instant, nous n’avons rien trouvé de stable, juste de petits travaux occasionnels. Apparemment, nous sommes trop nombreuses. Mais il nous faut travailler, parce que le temps passe… Au début, nous pensions rester quinze jours, pas plus, mais nous voilà ici depuis plus d’un mois. »
Pour pouvoir accompagner les réfugiés, il faut avoir du recul
Plusieurs familles ont déjà quitté Fortna et se sont installées dans des appartements. L’équipe du centre spirituel espère que celui-ci puisse relancer son programme habituel cet été. Pour le prêtre Petr Glogar, la prise en charge des réfugiés représente une expérience inédite :
« Je n’ai jamais travaillé avec des réfugiés. Et encore, il faut distinguer les personnes qui s’exilent pour des raisons politiques des gens qui ont fui cette guerre épouvantable. Nous les avons accueillis sans trop réfléchir, sans y être préparés. J’avoue que les débuts ont été très difficiles émotionnellement, aussi parce que nous ne connaissons qu’une partie de leur histoire personnelle. C’est une expérience qui m’a marqué pour le reste de ma vie. »
« Je me suis interdit de suivre l’actualité tous les jours. Je le fais disons une fois par semaine. Pendant les premières semaines du conflit, je ne pouvais pas regarder les reportages de l’Ukraine du tout. Non pas par peur, mais parce qu’il fallait que je me coupe de la réalité de la guerre, pour pouvoir m’occuper des gens ici, pour pouvoir vivre à leurs côtés. Eux, ils vivent la guerre en direct, accrochés à leurs téléphones portables. Ils n’ont pas besoin de suivre les informations pour savoir ce qui se passe dans leur pays, car ils sont en lien permanent avec leurs proches en Ukraine. Pour pouvoir les aider, les soutenir, il faut avoir un certain recul. Je ne pourrais pas vivre à leurs côtés en ayant en tête les terribles images que l’on voit dans les médias. »
Il est encore trop tôt pour rentrer
Ljubov, elle aussi, vit la guerre en direct. Elle raconte :
« Ma fille est restée à Chernihiv, elle a vécu sous les bombardements jusqu’au 21 mars. Ensuite, mon beau-frère les a emmenées ailleurs, ma fille, notre mère et notre grand-mère, âgée de 96 ans, qui est morte quelques jours après… Nous avons des appels téléphoniques gratuits, alors je les appelle tous les jours. Heureusement, la situation s’est un peu calmée dans ma région, mais on nous dit qu’il est encore trop tôt pour rentrer. »
Petr Glogar est également psychothérapeute. Mais il n’apporte pas de soutien psychologique aux réfugiés hébergés au monastère Fortna.
« Il ne serait pas correct que j’assume plusieurs rôles. J’ai des collègues psychothérapeutes qui viennent ici pour être à l’écoute des réfugiés, s’ils le souhaitent. Ceux qui vivent ici depuis plusieurs semaines n’ont plus tellement besoin de cette assistance. Mais dès qu’un nouveau groupe de personnes arrive, comme c’est le cas actuellement avec des personnes en provenance d’Odessa que nous venons d’accueillir, il apporte avec lui le traumatisme de la guerre. Ces gens ont besoin de partager leur vécu douloureux et la nécessité d’un accompagnement psychologique s’impose. »
Tout le monde est le bienvenu, quelle que soit sa confession
« Quant à leurs pratiques religieuses, je sais qu’ils fréquentent les églises orthodoxes et grecques-catholiques à Prague, dans notre quartier de Malá Strana ou rue Resslova. Certains d’entre eux ne sont pas pratiquants, d’autres vont à la messe du dimanche que je célèbre ici au monastère, à l’église Saint-Benoît. Je pense que pour les croyants orthodoxes, il est plus difficile d’assister à une autre liturgie que pour les catholiques. Si moi-même j’étais en Bulgarie par exemple, allez à la messe dans une église locale ne me poserait aucun problème. Mais l’inverse peut être inimaginable pour les orthodoxes. Il faut le respecter. »
Au centre Fortna, les réfugiés peuvent profiter du cadre exceptionnel de ce lieu imprégné par des siècles de vie monastique, de son jardin, de ses salles historiques et d’une vue imprenable sur le centre de Prague. Une image idyllique, s’il n’y avait pas la guerre… On écoute Ljubov.
« Ce lieu est non seulement très confortable et agréable, mais il a une ambiance particulière. On dirait vraiment qu’une énergie divine s’en dégage. Nous y sommes attachés. C’est quelque peu triste pour nous, mais là aujourd’hui, c’est notre chez-soi. »