« Rentrer c’est morbide » : Claire Legendre, auteur de Vérité et Amour sur l’expatriation à Prague

Claire Legendre, photo: Richard Dumas

En 2011, l’ambassade de France en République tchèque estimait à 3800 le nombre de Français installés en République tchèque. Pendant trois ans l’écrivain Claire Legendre a fait partie de ce monde d’expatriés et en a tiré un roman, Vérité et amour, le slogan de Václav Havel. C’est presque autant son parcours que celui de son héroïne qu’elle raconte, « de l’étrangeté à l’amour ». Radio Prague l’a intérrogée sur son livre et sa vie à dans la capitale tchèque lors d'un entretien téléphonique.

Photo: Grasset
Claire Legendre vous êtes l’auteur du roman Vérité et amour qui raconte l’histoire de Francesca, une professeur d’histoire-géo de Nice qui quitte tout pour suivre son mari qui a reçu un poste à l’ambassade de France à Prague. Sans trop dévoiler l’histoire, l’expatriation pour elle s’avère finalement loin d’être idyllique. Francesca, c’est vous ?

« Ah non, non, Francesca ce n’est pas moi. D’abord moi je suis venue à Prague en ayant envie d’y aller, en connaissant déjà l’Europe centrale et en ne venant pas par hasard. En plus de ça elle s’appelle Francesca parce qu’elle est française : pour moi c’est un peu un cliché d’expatrié, j’ai rencontré beaucoup d’expatriés pendant les trois ans que j’ai passés à Prague. Evidemment il y a de moi dans Francesca sinon je n’aurais pas écrit le livre, mais ce n’est pas du tout autobiographique. »

Justement, la figure de cette expatriée un peu caricaturale vous permet dans votre livre de fournir une sorte d’analyse de la société tchèque qui entre en contradiction avec la position de la narratrice. Vous parlez du poids de l’histoire et de la culpabilité que ressent Francesca parce qu’elle est de gauche, ou d’être une Française qui a trahi la Tchécoslovaquie avec les accords de Munich. Est-ce que cette culpabilité vous l’avez ressentie vous-même ?

« Culpabilité c’est un bien grand mot. J’ai ça en commun avec mon héroïne : je suis née en 1979 donc les accords de Munich je n’y suis pour rien. Mais c’est vrai que, et je crois que c’est assez commun à beaucoup d’expatriés de gauche à Prague, on a l’impression d’être confrontés aux limites de nos convictions. Quand j’essayais d’expliquer à mes amis tchèques que Marx n’avait tué personne ils me répondaient ‘oui mais moi mon père il était au goulag’. Forcément dans ce cas là je ferme ma gueule, il y a une puissance du vécu qui vous fait taire et qui l’emporte. Quelles que soient vos convictions au départ vous en touchez la limite par le vécu de l’autre. Pour moi c’est une découverte très puissante, j’ai vraiment l’impression d’avoir appris quelque chose à travers les personnes. »

Claire Legendre,  photo: Richard Dumas
Vous parlez d’une limite dans les rapports, est-ce qu’à un moment on arrive à dépasser cette limite et à se comprendre ?

« Oui, oui j’ai des amis tchèques et même des amis très chers, Tchèques et Slovaques. Justement cette relation met beaucoup de temps à se construire parce qu’il faut passer par-dessus l’étrangeté, par-dessus les différences de codes sociaux et les différences historiques mais oui, bien sûr qu’on peut. »

Un autre aspect du livre qui est intéressant, toujours par rapport à la position de Francesca, de la narratrice, c’est son rapport à la France. En filigrane, comme un écho, on suit l’évolution de la politique en France : elle s’en va quand Nicolas Sarkozy est élu et quand elle est au Canada elle vit l’élection de François Hollande. Comment on se sent par rapport à son pays quand on est si loin, comment on vit par exemple l’évolution de la politique ?

Nicolas Sarkozy,  photo: Commission européenne
« Pour moi c’était vraiment une partie du sujet du livre : je suis devenue française en m’expatriant. Moi j’ai déménagé à Prague en 2008, mon héroïne part, elle, en 2007 vraiment après l’élection de Nicolas Sarkozy. Moi j’ai mis un an de plus mais c’est vrai que j’ai vraiment le sentiment d’être devenue française en 2008. Tant que je vivais en France je ne me posais jamais la question de mon identité nationale. Tous les gens que j’ai rencontrés à Prague et encore aujourd’hui à Montréal, pour eux je suis avant tout française. Et il faut assumer tout ça, porter cette image parfois cliché de la France. C’est sûr que pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy pour moi c’était très difficile d’être associée à cette image-là de la France puisque je suis de gauche philosophiquement au départ et depuis longtemps, par histoire familiale aussi, et porter cette image-là de la France c’était désagréable. Cela dit on finit par aimer les clichés parce qu’on ne peut pas y échapper, on finit par s’associer soi-même aux clichés de la France parce que les autres vous les renvoient, même si on n’y correspond pas tout à fait à Prague. Et puis c’est vrai que les expatriés français à Prague sont toujours en train de chercher une entrecôte, comme si finalement, même dans les choses les plus triviales, on essaye toujours de se raccrocher à des repères, à des madeleines de Proust alors qu’à Prague, bon, on n’est quand même pas si dépaysé que ça. »

Vous parliez très à propos des entrecôtes : votre livre est plein d’anecdotes sur la vie à Prague, par exemple au début vous parlez de l’impossibilité de trouver des tampons avec applicateurs, vous parlez aussi des pâtes... Qu’est-ce qui est le plus dur quand on est une Française à Prague ?

Photo: Archives de Radio Prague
« Ah mais Prague, ça a complètement changé ! Aujourd’hui on trouve des côtelettes d’agneau dans les supermarchés... ça change très vite Prague, c’est même vertigineux à quel point ça évolue vite et je suis sûre que la prochaine fois que je vais revenir il y aura encore des choses nouvelles. Ce qui manque à Prague quand on est français c’est pas des produits de consommation, c’est des repères personnels, c’est la langue, la culture. Moi je viens du sud de la France et ce qui m’a le plus manqué dans les six premiers mois de ma vie là-bas c’est la chaleur humaine, parce que par exemple les gens ne se parlent pas dans le tramway. Mais on finit par aimer ça, moi j’ai fini par aimer tous ces comportements différents des Tchèques par rapport à nous et j’ai fini par vraiment apprécier ça et par avoir l’impression de comprendre. Mais pour ça il faut connaître les gens, il faut être immergé dedans. Quand on arrive c’est très différent. »

Quel regard avez-vous sur le monde des expatriés français ? Vous êtes venue de votre propre volonté, par intérêt et j’imagine que ce n’est pas le cas de tous les Français que vous avez rencontrés.

« Je dirais surtout que ce n’est pas le cas de toutes les Françaises que j’ai rencontrées, parce que par contre des femmes d’expatriés qui suivent leur mari, qui ne travaillent pas, qui font beaucoup d’enfants, qui s’ennuient – ou pas d’ailleurs – j’en ai beaucoup connu, que ce soit à Prague ou ailleurs. C’est vrai que cette vie là est assez ingrate, c’est Madame Bovary en fait. J’ai trouvé que c’était un groupe social très particulier mais j’ai aussi beaucoup d’amis expatriés alors je ne les vois pas en tant que groupe social, plutôt en tant que personnes. Après il y a des raisons pour lesquelles on s’expatrie : il y a les expatriés économiques qui le vivent plus ou moins bien... Moi je ne suis pas une expatriée lambda parce que j’écris et qu’on peut toujours s’occuper quand on écrit, maintenant je suis expatriée en étant prof à l’université de Montréal... Mais je trouve que c’est un milieu passionnant parce qu’il est tout petit, c’est un microcosme et du coup c’est comme un théâtre où chacun tient son rôle. C’est ça qui m’a donné envie d’écrire sur cette société-là, la société consulaire, l’ambassade, c’est un milieu assez romanesque. »

Claire Legendre,  photo: Richard Dumas
Dans le livre on voit une transformation assez rapide, sûrement caricaturale, dans la relation de Francesca avec son mari et une transformation de ce mari par rapport à ce qu’on sait de lui au début du livre. Est-ce que l’expatriation peut transformer les gens à ce point ?

« Je pense que ça transforme tout le monde. C’est comme si on vous changeait de bassin, on vous plonge dans l’eau et on voit ce que vous devenez. Oui ça transforme tout le monde. Est-ce que la transformation du personnage du vice-consul dans mon roman est caricaturale je n’en sais rien, je ne pense pas. Je pense que c’est une transformation subie, c’est un personnage qui se retrouve aussi obligé de faire plein de choses qu’il n’avait pas prévues. Non, je pense vraiment que le changement de décor influe terriblement sur nos vies. »

Pourtant après Prague, Francesca et vous-mêmes êtes reparties, et même encore plus loin puisque vous êtes parties au Canada, à Montréal. L’expatriation, on y prend goût ?

« Ce que je dis au début du livre, c’est qu’une fois qu’on est parti on ne peut plus rentrer, il n’y a pas de retour possible : rentrer c’est morbide. Peut-être que je rentrerai en France, ou à Nice, mais si je retourne sur la Côte d’Azur, ce sera à ma retraite, comme tout le monde (rire). Il y a quelque chose de profondément morbide dans le fait de rentrer et je ne suis pas prête à ça. Pour l’instant, je suis bien à Montréal et je n’ai aucune raison d’en partir. Ce qui est vrai c’est qu’une fois qu’on a bougé plusieurs fois, on ne fait plus de pronostics sur la suite des évènements. Rien ne me laissait penser dans ma vie que j’irais vivre à Prague ni qu’ensuite je partirais à Montréal. On finit par regarder ça avec un petit peu de détachement et de fatalisme aussi. »

On a presque l’impression qu’une fois qu’on s’est senti français à l’étranger on a du mal à se sentir à nouveau français en France, bien en France.

« Oui, j’ai des amis à qui c’est arrivé, qui sont rentrés en France et qui ont mis beaucoup de temps à se réadapter. En fait l’étrangeté c’est l’écart entre ce que l’on connaît et ce que l’on découvre et je pense qu’éprouver cette étrangeté au retour en France ça doit être terrible. Là quand je rentre en France pour les vacances j’ai l’impression que je connais la France, que c’est chez moi, que c’est facile. Je pense que si je retournais y vivre – là cela fait presque cinq ans que je suis ailleurs, j’aurais à subir aussi cette adaptation, et là ce serait violent. »