Russophobie : « Il faut absolument réaliser que les Russes en Tchéquie n’y sont vraiment pour rien »

'Ma russophobie à moi'

Chef du service de création documentaire à la Radio tchèque, Daniel Kupšovský a, en 2018, réalisé un documentaire audio intitulé « Má soukromá rusofobie » (« Ma russophobie à moi »). Au micro de Radio Prague International, il évoque la source de sa peur, analyse les sentiments et comportements russophobes en République tchèque et termine par un appel à la compréhension mutuelle.

Daniel Kupšovský, bonjour. Il y a quelques années, de retour en République tchèque après plusieurs années de vie à l’étranger, vous avez pris conscience du fait qu’en dépit de vos principes de tolérance théoriques, en pratique, les choses n’étaient pas si simples. A Prague, vous avez par exemple constaté que le seul fait d’entendre de plus en plus souvent parler russe dans les rues vous agaçait, voire – ce sont vos mots – provoquait en vous des « poussées de xénophobie », une russophobie que vous avez d’abord laissé éclater sur les réseaux sociaux, avant de décider d’y faire face et de la comprendre en suivant une thérapie.

De cette expérience, vous avez tiré un documentaire audio, et vous êtes parvenu à la conclusion que votre « russophobie personnelle » était en réalité une peur de la non-liberté incarnée – pour vous – par la population russe. Vous dites que cette thérapie vous a alors permis de vous libérer de votre peur, mais au vu des événements actuels en Ukraine, cette phobie ne risque-t-elle aujourd’hui pas de refaire surface ?

« Ma peur à ce propos a totalement évolué en même temps que la thérapie que j’ai alors suivie. C’est vrai que c’est une thérapie que j’ai entreprise avant tout pour avoir de quoi réaliser un documentaire audio, mais en même temps, elle m’a permis de comprendre les sources de ma phobie. Dans mon cas, cette phobie, ce n’était pas tant de la haine contre les Russes que de la peur face à ce qu’ils représentent, ce qu’ils apportent ici et pourquoi ils sont d’un seul coup si nombreux. Grâce à la thérapie, je suis parvenu à me débarrasser de cette peur. »

Daniel Kupšovský | Photo: ČRo

« Je suis également parvenu à comprendre les origines de cette peur. Je suis issu d’une famille mixte : ma mère est originaire de Pologne, et l’oncle de ma grand-mère, qui était général dans l’armée polonaise, a été tué par l’armée russe lors du massacre de Katyń, en 1940. Donc dans notre famille, la peur des Russes – et surtout de la grandeur et de la puissance russes – se transmet de génération en génération, en quelque sorte. A partir du moment où j’ai compris d’où cette peur venait, j’ai été en mesure de l’affronter. »

« A partir du moment où j’ai compris d’où cette peur venait, j’ai été en mesure de l’affronter. »

« Aujourd’hui, la situation est un peu différente, car elle est plus lisible. Le fait que l’on va entendre de plus en plus parler russe en République tchèque, à partir de maintenant, cela peut vouloir dire qu’il y aura de plus en plus d’Ukrainiens, mais aussi de plus en plus de Russes qui fuient devant le régime, ou devant des sanctions, etc. Maintenant, ma peur n’est plus aussi grande, car je comprends ce qui se passe. »

Vous n’êtes pas un cas isolé, je connais moi-même des Tchèques pour qui entendre parler russe dans la rue est source de crispation. Pensez-vous que ce que vous avez identifié comme origine de votre russophobie à vous – la peur d’une non-liberté incarnée par les Russes – est également ce qui explique la russophobie ressentie par de nombreux Tchèques ?

« C’est possible, mais cela dépend. Chaque famille a sa propre expérience des Russes. Pour les personnes plus âgées, qui ont connu l’invasion de 1968, je dirais que leur phobie est la conséquence d’une privation de liberté provoquée par un arrivant, qui a par la même occasion totalement renversé la situation politique en Tchécoslovaquie. Et pour certains, ils ont par exemple été persécutés ou renvoyés de leur travail pour avoir voulu s’exprimer librement. Dans leur cas, leur haine ou leur peur sont provoquées par leur expérience de l’année 1968. »

'Ma russophobie à moi' | Photo: Daniel Kupšovský,  ČRo

« Quant aux générations plus jeunes, comme la mienne, ou plus jeunes encore, j’ai reçu beaucoup de témoignages de jeunes Tchèques qui mentionnaient comme source de leur phobie un certain dédain, une certaine fierté des Russes par rapport à des qualités attribuées à la nation russe, mais qui renvoient à il y a 100 ans – des qualités qui n’ont rien de contemporains, sont très vagues et assez peu explicables. Il s’agit d’un certain sentiment de grandeur, dans le sens ‘moi, Russe, j’apporte quelque chose qui a plus de valeur à votre société occidentale désagrégée et sans unité’. Ils ne réalisent pas que cette pluralité, c’est justement ce qui est considéré comme une qualité et une valeur en Europe occidentale ou en UE. Ces Russes ont, au contraire, l’impression que la qualité véritable de leur société, c’est leur unité d’opinion, de communauté, y compris dans leur puissance de lutte contre l’autre. Et c’est une qualité qu’ils voudraient exporter. »

'Ma russophobie à moi' | Photo: Daniel Kupšovský,  ČRo

L’année 1968 ou la méfiance à l’origine de la phobie

« Lorsque j’étais étudiant Erasmus en échange universitaire à l’étranger, j’ai fait la connaissance d’une étudiante russe qui m’a qu’elle n’était jamais allée à Prague, mais que de toute façon, les colonies russes, elle connaissait. Au début, j’en ai ri, et je lui ai dit que nous n’étions pas une colonie russe, que nous avions toujours appartenu à l’Europe, bien avant l’Union soviétique. Elle a répondu : « Moi je ne vois pas les choses comme ça. Vous êtes une nation à qui nous avons apporté la culture’. Et moi je me suis énervé, je lui ai dit que nous étions une nation cultivée bien avant de faire partie du bloc de l’Est pendant la guerre froide. Mais elle ne comprenait pas ce que je lui disais, elle ne disposait pas des connaissances historiques, La seule chose qu’elle avait entendu – dans la bouche de ses parents ou de ses professeurs, très certainement – c’est que la Russie avait plusieurs ‘soviet’, plusieurs colonies, à qui elle avait apporté la richesse, la culture, etc. Et certains jeunes Russes continuent à penser de cette façon. »

'Ma russophobie à moi' | Photo: Daniel Kupšovský,  ČRo

Alors, cette russophobie observée ne serait-elle pas la manifestation d’un certain complexe inconscient des Tchèques, finalement très « petits » face à ce sentiment de grandeur russe ?

« Je dirais plutôt que c’est la confrontation de deux mondes en matière d’opinion, la confrontation de deux cultures et de deux systèmes de valeurs. Et la peur que l’on constate même chez les gens qui n’ont pas vécu l’occupation et qui n’ont rien vécu de négatif avec les Russes, je dirais qu’il s’agit d’une histoire de méfiance, une méfiance qui provient justement du manque d’expérience. »

Peut-on en quelque sorte dire que la russophobie est quelque chose d’acceptable pour la société tchèque, qu’avec l’argument historique comme excuse, elle y est en quelque sorte tolérée ?

« Je dirais plutôt qu’avant que je ne réalise ce documentaire audio, ce n’était pas vraiment un thème actuel, et les gens gardaient cela pour eux. Mais à partir du moment où j’ai commencé à y donner libre cours, des réactions se sont fait entendre, et j’ai réalisé que je n’étais pas le seul dans ce cas.

« Par ailleurs, la situation a radicalement évolué dans la société tchèque : on entend de plus en plus de langues différentes dans les rues, de plus en plus d’opinions diverses. Les médias évoquent ces minorités, ces gens qui viennent travailler ici, qui entreprennent et investissent. Mais à propos des Russes, concrètement, les seules choses dont on entend parler, c’est d’une guerre hybride et du fait qu’ils ont annexé la Crimée. En général ce ne sont que des nouvelles négatives. Après, quand vous entendez parler russe dans la rue, vous faites le lien avec ces informations négatives... Les médias ne vous disent pas qu’il s’agit, par exemple, de gens qui fuient face au régime de Poutine. D’après moi, pendant longtemps, les thèmes de la minorité russe et de la russophobie n’étaient pas traités par les médias. Peut-être que cela va changer maintenant. »

'Ma russophobie à moi' | Photo: Daniel Kupšovský,  ČRo

Avec l’attaque russe en Ukraine et les réactions du monde occidental, pensez-vous que les positions et comportements russophobes en République tchèque vont s’intensifier et devenir plus manifestes ? A moins qu'elle n’offre finalement une occasion d’évoquer enfin publiquement le thème de la russophobie dans la société tchèque, et de l’affronter ?

« Je pense qu’il est grand temps de mettre un peu la pression sur la société tchèque afin qu’elle arrête ses démonstrations de xénophobie à l’égard des Russes. Il faut prendre conscience que les choses ont changé et que nous sommes actuellement en situation de guerre. Et la guerre, bien souvent, fait ressortir ce qu’il y a de pire dans les individus, ce qui ne se manifesterait jamais en temps normal. Je pense qu’il est nécessaire de faire appel à l’humanité, à une certaine décence. Car à l’heure actuelle, il ne s’agit plus seulement d’une confrontation de cultures, mais d’une lutte concrète, d’une guerre qui peut très rapidement s’élargir et enflammer toute l’Europe. Il faut absolument réaliser que les gens qui sont ici n’y sont vraiment pour rien. Certes, on peut leur reprocher que par leur inactivité, ils ont permis au régime de Poutine d’être réélu en boucle…En même temps, on ne peut pas attendre d’une personne qui grandit sous la tyrannie, qui est sans cesse réduite au silence, que ce soit par sa famille ou par le régime, on ne peut pas attendre d’elle qu’elle s’oppose d’un seul coup à son tyran, et qu’elle soit en mesure de l’arrêter. C’est tout simplement impossible. »

'Ma russophobie à moi' | Photo: Daniel Kupšovský,  ČRo

 « On ne peut pas attendre d’une personne qui grandit sous la tyrannie qu’elle s’oppose à son tyran »

« Actuellement, je pense que qu’il faut, c’est de la compréhension. En attendant que la situation change – et espérons que cela sera bientôt –, il faut également aider ces gens à prendre confiance et à trouver un sens de communauté même dans le monde occidental. Il faut leur montrer les valeurs sur lesquelles repose la société occidentale, et leur montrer qu’elles ne sont pas mauvaises, et qu’elles peuvent être appliquées partout. Et que la pluralité d’opinions et la liberté n’est pas synonyme de destruction ; au contraire, que c’est synonyme d’une existence de qualité. »

'Ma russophobie à moi' | Photo: Daniel Kupšovský,  ČRo

La récente attaque russe en Ukraine vous a-t-elle donné envie de rouvrir le sujet, que ce soit d’un point de vue personnel ou dans le cadre de votre travail à la Radio tchèque ?

« J’avais pensé faire un podcast d’informations pour aider les gens qui fuient l’Ukraine et se retrouvent en République tchèque, mais j’ai été devancé par plusieurs institutions ainsi que par la Radio tchèque… Et je dirais que le thème de la russophobie a maintenant été repris par les Russes vivant en République tchèque eux-mêmes. C’est eux qui commencent à se rendre compte du phénomène et qui commencent à en parler. Et ils disent ouvertement qu’ils ne sont pas du côté de Poutine, qu’ils ne souhaitent pas être la cible de la haine. Mais pour moi, à un niveau personnel, ce thème-là est refermé depuis longtemps : je ne souffre plus de cette phobie. Au niveau professionnel, je pense et j’espère que dans le cadre des documentaires préparés par la Radio tchèque, le thème des Russes vivant en République tchèque sera abordé. Mais aussi le thème des Ukrainiens vivant ici. Et pourquoi pas, le thème des amitiés entre Russes et Ukrainiens en République tchèque, ainsi que de la façon dont nous pouvons lutter contre le régime de Poutine et contre sa guerre. »

Le documentaire audio de Daniel Kupšovský « Má soukromá rusofobie » est disponible en ligne : https://wave.rozhlas.cz/ma-soukroma-rusofobie-jak-se-naucit-zit-s-ruskymi-imigranty-v-praze-7633162