Serge Bozon : « Le plus beau genre du cinéma, le mélodrame, a disparu parce que les gens ricanent »

francie1.jpg

Le Festival du film français s’est achevé mercredi, à Prague et en province. Parmi les invités, Serge Bozon, un jeune réalisateur dont le film La France a été présenté. Déjà projeté en août 2007 à l’Ecole d’été de cinéma de Uherské hradiste, ce film qui a reçu le Prix Jean Vigo 2007 et avait été présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, se déroule pendant la Première Guerre mondiale. Une jeune femme, Camille, interprétée par Sylvie Testud, reçoit une lettre de son mari au front qui l’enjoint de l’oublier. Elle décide de se déguiser en homme et de partir à sa recherche. Sur son chemin, elle croise une troupe de soldats dont on n’apprend que plus tard qu’ils sont en réalité des déserteurs... Rencontre avec Serge Bozon.

« La France » : au premier abord, c’est un titre assez chargé ! Y avez-vous songé en choisissant le titre et pourquoi l’avez-vous choisi ?

« C’est moi qui ai choisi le titre même si ce n’est pas moi qui ai fait le scénario. J’ai choisi ce titre pour quatre raisons. Un, j’aime les titres simples. Mon premier film s’appelait L’amitié, mon deuxième Mods. Vous voyez que ce sont des titres très courts. Plus un titre est simple, plus il peut imprimer l’esprit du spectateur, pas forcément dans un sens publicitaire ou de produit d’appel. Deuxième raison plus intrinsèque : le film, à part la première et la dernière scène, se passe entièrement en extérieur, ce qui est une particularité relativement rare au cinéma. Ce qui compte quand on va voir un film, c’est ce qu’on voit à l’écran, et qu’est-ce qu’on voit sur l’écran ? Des paysages. Des paysages de quoi ? De la France. De la même manière qu’il peut y avoir des road-movies, je trouvais que le film était presque un land-movie. La troisième raison : ce film est un film de guerre, or les soldats pendant une guerre, ce qu’ils font toute la journée c’est uniquement pour leur pays. Dans un film de guerre, le pays en guerre est d’office au centre des préoccupations quotidiennes de tout ceux qu’on voit.

Et enfin la dernière raison qui est la plus intéressante, mais qui n’est pas du tout celle à laquelle j’aurais pensé : quand mon film est sorti, il y a un ancien journaliste des Cahiers du cinéma qui a écrit un texte très beau sur mon film, où il a dit que le film était une manière de parler de ‘ceux qui se sont perdus dans les ombres de la victoire’. Ce qui m’intéressait c’était de parler de la guerre, mais du point de vue de la désertion. Mais la désertion dans un sens très spécifique. Pas les déserteurs qui ont essayé de fuir et ont été capturé par l’armée française, fusillés ou emprisonnés. Et pas non plus ceux qui ont réussi à s’échapper et à refaire leur vie ailleurs. Moi je voulais filmer les déserteurs qui d’un côté ont réussi à échapper à l’armée française, mais de l’autre n’ont jamais réussi à rejoindre le pays où ils voulaient refaire leur vie. Donc ce sont des déserteurs dont on pourrait dire qu’ils ont disparu en voyage, se sont évanouis dans la nature. »

Vous parlez de ces soldats et vous dites qu’ils sont dans une sorte de zone d’ombre. Quand on voit le film on a l’impression ou on peut s’imaginer qu’ils sont des sortes de fantômes. On ne comprend pas tout de suite que ce sont des déserteurs mais on dirait qu’il s’agit d’esprits errants...

« C’est quelque chose à quoi je n’avais pas pensé, mais beaucoup de spectateurs me l’ont dit à travers le monde. Je ne sais pas trop quoi dire parce que ce n’était pas volontaire. Mais j’imagine que c’est la manière de filmer et par le fait que je voulais qu’ils aient un côté un peu spectral comme des gens qui s’évanouissent à l’horizon. Comme quand ils sont dans la neige et à un moment donné on ne va plus les voir. Donc c’est sans doute la mise en scène et la direction d’acteurs qui contribue à ce que cette hypothèse soit évoquée par beaucoup de spectateurs. »

La France
Et puis les paysages aussi jouent sur ce côté-là. Ce ne sont pas des paysages définissables. Il n’y a pas une église type qui nous dirait où ça se passe. Même le nom de Verneuil d'où dit venir de Camille : on ne peut pas faire plus français. Ca peut se passer un peu n’importe où...

« Je voulais faire un film de guerre : c’était mon envie de départ. Mais un film de guerre d’un genre particulier. Le cinéma de guerre est mon genre préféré, mais j’aime un certain type de films de guerre. Ce n’est pas le genre de films comme Le jour le plus long, là, où les gens s’affrontent avec des tonnes d’avion, de sous-marins, moi j’aime les films qui sont plus des séries B américaines, russes, italiennes des années 1950, où on est avec une petite troupe de soldats dans la nature. Donc ça ressemble beaucoup plus à des films d’aventures et de westerns. Comme on est dans la nature, l’ennemi, si ennemi il y a, est relativement rare et imprévisible. Ce n’est pas comme dans les tranchées où on attend toute la journée : c’est assez ennuyeux à filmer. Moi ce qui m’intéressait c’est ce rapport de nomade itinérant à la guerre, qui est né chez Samuel Fuller, John Ford... Dans ce genre de films de guerre, ce qui est crucial, ce sont les paysages. Moi quand j’ai pensé à mon film, je me suis demandé ce qu’on ferait au niveau des paysages. J’ai fait des repérages très approfondis dans les régions naturelles, dans les Flandres, la Belgique etc. Hélas, on n’a pas eu l’argent des régions correspondantes. Au dernier moment, j’ai dû reprendre tout à zéro, je me suis dit qu’on allait tourner là où on avait de l’argent, donc on a tourné dans des régions où il n’y a jamais eu de combats, en Ile-de-France, dans le centre.

La France
Ce qui m’intéressait c’était de trouver des paysages qui avaient une force d’exotisme, où on puisse se dire qu’on ne sait plus trop où on est et où il y ait une gradation parallèle à l’histoire du film. Au début on est dans la campagne verdoyante française, plus le film avance, plus une durée qui était au début absente, remonte, une violence qui était absente remonte, une tension qui était au début absente remonte, plus les paysages deviennent plus décantés, plus nus, et à la fin quasiment lunaires parce qu’on a cette espèce de carrière, on dirait que c’est de la neige même si c’est du sable. Je voulais trouver des lieux qui, pour parler comme Victor Hugo, ‘inclinent à une pente de la rêverie’. »

Cette année, en 2008, on fête un anniversaire : la Première Guerre mondiale s’est achevée en 1918. On parle énormément donc de cette guerre ces derniers temps. Votre film a été tourné avant. Mais on a l’impression, au niveau des publications d’historiens en France, et au regard des écoles historiques qui s’affrontent sur ce sujet, que la Première Guerre mondiale est beaucoup plus repensée à l’heure actuelle. A une époque on parlait surtout de la Deuxième Guerre...

La France
« Une chose à préciser par souci d’honnêteté : au départ je voulais faire mon film pendant la guerre d’Algérie, mais du côté arabe. Avec la même histoire d’une femme qui intègre le FLN. Mais le problème c’est qu’en France les films comme le mien relève de ce qu’on appelle l’art et essai et qui pour être produits ont absolument besoin de l’avance sur recette du CNC. Or les conditions d’obtention sont entre autres que le film soit parlé à 75% en langue française. Donc ça n’avait aucun sens, sans parler des difficultés à tourner en Algérie. Ce qui m’intéressait c’est que la guerre d’Algérie a été peu filmée en France, qui est plus brûlante dans les consciences, qui a plus d’échos, ne serait-ce qu’en banlieue, dans le rapport à l’intégration, tandis qu’on pourrait se dire que 14-18 c’est un peu patrimonial, c’est une image d’Epinal qui ne touche plus personne. Même si c’est vrai, il y a quand même des querelles d’historiens : deux écoles s’affrontent aujourd’hui sur la question de jusqu’à quel point les soldats étaient victimes ou dans une sorte de patriorisme aveugle.

La France
Comme je ne pouvais pas faire mon film sur la guerre d’Algérie, pour moi la Deuxième Guerre était aussi exclue à cause de la Shoah. Tous les premiers trois quarts d’heures du film sont presque champêtres, baladins, avec des gens qui poussent la chansonnette. Le décalage aurait été vraiment trop fort. Mais j’aimais bien partir de quelque chose où on se demandait : la guerre, elle est où ? Et progressivement elle remonte de l’intérieur précisément quand on ne s’y attend plus. Ce qui m’a fait choisir 14-18, c’est la question des mutineries en 1917 et la question des femmes puisque c’est la première guerre totale, comme les hommes étaient au front, les femmes ont dû occuper des postes d’hommes, or c’est l’histoire d’une femme qui se fait passer pour un homme. 14-18 a provoqué un début d’émancipation des femmes, presque malgré elles. Je trouvais ça intéressant. »

Comment est venue l’idée d’insérer une bande son musicale aussi décalée ? Il y a des chansons qui font sixties et qui sont des sixties, et puis les soldats poussent aussi la chansonnette avec des instruments faits de bric et de broc. Comment est venue cette idée, c’était une envie personnelle ?

« Ca ne vient pas de la scénariste, c’est vraiment de moi, j’ai même écrit les paroles des chansons. C’est venu de la chose suivante : premièrement, je vous disais que les films de guerre sont mon genre préféré, entre autres parce qu’il y a toujours des chansons. C’est une convention du film de guerre. Je parle des films de guerre classiques, pas de ceux des années 1970, de Platoon, Apocalypse now. D’ailleurs c’est une des rares conventions des films de guerre. Dans le film noir, il y a plein de conventions : on sait qu’il y aura une femme fatale, que ça se passera la nuit, qu’il y aura une voix off, que le héros est un détective privé qui va se retrouver dans une histoire qu’il ne comprend pas trop etc. Si vous vous demandez quelles sont les conventions du film de guerre, eh bien, ça se passe pendant la guerre et puis, il y a des chansons. Deuxièmement, dans beaucoup de genres classiques qui n’étaient pas la comédie musicale on mettait des chansons. Dans les westerns, les films d’aventure c’était une tradition du cinéma hollywoodien. C’est quelque chose que j’ai toujours aimé. Si vous réfléchissez aux westerns les plus connus, les plus commerciaux comme Rio Bravo de Howard Hawks en 1959, la chanson que chante Ricky Nelson dans la cellule du shérif était au hit parade à l’époque. C’est comme une ballade accoustique d’Elvis Presley. C’est pareil avec Marilyn Monroe dans La rivière sans retour. Dans le cinéma hollywoodien, ils se fichaient complètement de la crédibilité historique des chansons, ce qu’ils voulaient juste c’était que ça plaise au public.

Donc, il n’y avait aucune volonté d’originalité et de décalage de ma part. Ensuite, c’est vrai que ce qui est surprenant, c’est que j’ai choisi de m’inspirer de styles pas très connus du milieu des années soixante qui est à mon sens un croisement inédit entre la sunshine pop californienne et la pop-sike anglaise. J’ai pensé que ça pourrait faire un effet qui, bien sûr, est de l’ordre de la sidération au départ et aussi du comique. Moi, ce qui me plaît dans les films ce sont les ruptures de ton, quand le film est vivant. Je voulais aussi rendre hommage à quelque chose que j’adore dans 14-18 et qu’on voit dans les photos d’époque, c’est à quel point beaucoup de soldats qui n’avaient rien à faire parfois sinon attendre, et qui étaient musiciens par ailleurs, avaient reconstitué avec rien des instruments : ils prenaient un casque, un bout de bois, des cordes vélo pour faire une mandoline, une boîte à cigare pour faire un violon. J’ai trouvé ces photos saisissantes et j’ai voulu faire quelque chose là-dessus. Bref, c’est vrai que ces grands écarts font que le film peut déstabiliser les gens, mais les spectateurs de nos jours n’ont plus la souplesse des spectateurs des films classiques. Autrefois quand ils allaient voir un mélo, les gens étaient prêts à accepter qu’à la fin la fille retrouve miraculeusement son mari disparu depuis trente ans ! Malheureusement aujourd’hui, les gens rigolent. Le plus beau genre de cinéma, le mélodrame a disparu parce que les gens ricanent. C’est un drame, on dirait que les gens ont perdu les émotions. Ils ont perdu la souplesse. Le vraisemblable est devenu l’alpha et l’oméga... »