Slimane Benaïssa : « Si les démocraties dans les pays arabes ne sont pas accompagnées, ce sera pire que tout »
Dans le cadre du 10e Festival Afrique en création, le dramaturge franco-algérien Slimane Benaïssa était un des principaux invités. Le public praguois a notamment pu découvrir sa pièce Les confessions d’un musulman de mauvaise foi, présenté le 25 mars au Café de l’Institut français de Prague. Un peu avant cette lecture scénique, Radio Prague s’est entretenu avec lui : le bilinguisme, la double culture, le théâtre, mais aussi l’avenir des pays arabes secoués de l’intérieur par la colère des populations, autant de sujet qui ont été abordés par Slimane Benaïssa. Etonnamment, quand on lit la biographie de Slimane Benaïssa, on découvre qu’il a d’abord suivi une formation scientifique. Comment est-il arrivé au théâtre ? C’est ce qu’il a expliqué à Radio Prague.
Ce n’est pas schizophrénique alors ?
« Pas du tout. Quand j’entendais les intellectuels dire à une époque ‘écrire dans ma douleur, écrire la langue de l’autre etc.’ Ce n’est pas du tout le cas pour moi ! Je n’ai jamais rien compris à cela. Et de toute façon, les deux aspects sont complémentaires même dans le travail théâtral. Quand je construis ma pièce, c’est une architecture qui relève de celle du bâtiment… Le côté poétique, je l’ai en arabe. Donc j’ai le meilleur des Arabes et le meilleur des Français. »
Donc vous écrivez de manière littéraire à la fois en français et en arabe…
« J’écris en arabe et en français. En Algérie j’ai fait du théâtre en arabe, en France du théâtre en français. Je suis biculturel en réalité. On a baigné profondément dans les deux cultures, avec tout ce que cela ça entraîne. Je goûte le vin comme un Français etc. »A Prague, vous présentiez votre pièce, dans le cadre d’une lecture scénique. C’est une pièce qui s’intitule Les confessions d’un musulman de mauvaise foi. Pouvez-vous nous rappelez de quoi il s’agit ?
« C’est la suite d’une trilogie, si ce n’est du quadrilogie. J’ai commencé avec les Fils de l’amertume qui traite de l’intégrisme, l’assassinat d’un frère par un autre. Ensuite j’ai écrit Prophète sans dieu, qui met en scène Moïse qui convoque Jésus et Mahomet pour leur dire : ‘nous sommes tous trois fils d’Abraham, que se passe-t-il ?’ Or Mahomet ne vient pas parce qu’il est interdit de représentation donc on rentre dans une thématique sur la représentation à tous les niveaux : qui représente quoi ? Que représente-t-on au théâtre ? La troisième, L’avenir oublié, traitait de la crise palestinienne. Là aussi j’ai poursuivi la thématique des deux frères ennemis. Au bout de tout cela j’ai fait une overdose de religion et je voulais rire de tout cela !
J’ai donc raconté l’histoire d’un jeune musulman magrébin, éduqué dans la religion, qui rencontre une Française, dont il est fou amoureux. Elle, naïve, lui met à table du porc, du vin. J’ai trouvé intéressant et éloquent de montrer comment on transgresse les interdits d’une religion pour parler de la religion. En définitive, il fait un ‘deal’ avec dieu, il lui dit : ‘réponds à mon désir, et je répondrai à tes interdits, mais si tu ne le fais pas, je vais pécher’, mais dieu ne répond pas. La rupture se fait… de manière amoureuse… »Ce sont des adolescents qui jouent les personnages ? C’est une pièce qui s’adresse aux jeunes ?
« Oui, on l’a jouée plus de 150 fois en France et même à Montréal, en Belgique, en Suisse. Les adolescents se marrent énormément. On a même fait une tournée dans une quinzaine de lycées de l’académie de Nantes, et c’était extraordinaire. »
Il est difficile de ne pas évoquer le sujet avec vous : au vu des événements récents et des révolutions dans les pays arabes ces derniers temps, quel est votre sentiment par rapport à votre pays d’origine, l’Algérie ? Comment voyez-vous son avenir ?
« Révolution, c’est beaucoup dire. C’est des crises qui éclatent tout bêtement. Mais la révolution est à réfléchir maintenant. Cette unité du monde arabe à la base de l’Islam, est une fausse unité. L’arabité, c’est une fausse unité. La preuve : trois pays ont éclaté, la Tunisie, l’Egypte, la Libye, ce sont trois contextes politiques complètement différents. Nous, par rapport au monde arabe, avec tout ce qu’on a reçu sur la gueule, à commencer par notre guerre de libération qui a été assez terrible, qui a poussé le peuple à ses limites, nous avons eu des pouvoir autoritaires des plus violents : il n’y a pas pire que Boumedienne, c’est lui qui a laissé le pays dans cet état-là. C’était un pouvoir à la soviétique. Donc on a eu cela, et au bout du chemin, on se paye l’intégrisme pendant dix ans avec une violence extraordinaire. Ce qui fait que le peuple a une très grande conscience politique : s’il ne bouge pas actuellement, c’est qu’il a peur que ça dérive vraiment. Le problème en Algérie n’est pas tellement le peuple en soi, c’est le pouvoir qui n’est pas stable depuis 1988. Boumedienne tenait le pays d’une main ferme, et qui n’a laissé aucune institution. Il y a un système qui est au cœur de la machine et ce système, c’est exactement comme l’énergie nucléaire : on le fait éclater, tout le monde en reçoit sur la gueule parce que c’est très infiltré. C’est le point commun que nous avons tous, tous les pays arabes. En Tunisie, ils vont avoir des problèmes avec la police politique et en Egypte, c’est la même chose. Ces polices-là ont des racines partout. »
Donc ce n’est pas tout d’évincer un dictateur, il faut aussi faire le ménage dans toutes les institutions et l’administration…
« Il faut l’obliger lui à faire le ménage car c’est lui qui a tout sali. Et je pense qu’en Algérie, ça va se passer comme cela : le système lui-même va se réformer. »
Par peur de la contagion ?
« Non, Bouteflika va peut-être prendre la décision qu’il a encore deux ans en tant que président, et qu’il va les consacrer à nettoyer le pays, à laisser un jeu électoral au moins jouable. Mais ça reste une supposition et un grand point d’interrogation. »Et sur les conflits dans les autres pays, même s’il s’agit à chaque fois de situations différentes, pensez-vous qu’une forme de démocratie peut s’installer dans ces pays qui ont été sous le joug de dictateurs ? Comment une transition peut-elle se faire ?
« Vous savez, nos échecs, c’est parce que nos indépendances n’ont pas été accompagnées. Le colonisateur est parti, il a claqué la porte, vexé. Il a laissé des voyous à la tête des Etats, ils ont fait ce qu’ils ont pu à la limite… J’en connais certains, ils ne pouvaient pas faire mieux. Et en plus, ils sont persuadés d’avoir fait le maximum. C’est une question de niveau culturel, de formation : ce ne sont pas des énarques, ce sont des gens qui à 20 ans ont pris le maquis et qui à 27 ans se retrouvent à la tête d’un pays ! Bon, on fait ce qu’on peut dans ces cas-là. Il ne faut pas oublier que Boumedienne était président à 27 ans et est mort après 13 ans de pouvoir. A 23 ans, il était chef d’Etat-major. C’était tous des gamins ! Qu’est-ce qu’on peut leur demander. Donc, les indépendances n’ont pas été accompagnées : si aujourd’hui, les démocraties ne sont pas accompagnées, ça va être encore pire que tout. Donc les peuples arabes ont-ils vraiment le niveau de conscience et des traditions de lutte civique de manière à, pas à pas, construire ces démocraties ? La démocratie, ce n’est pas prendre le maquis, ce n’est pas tuer, ce n’est pas sortir tous les jours dans les rues pour crier n’importe quoi… Donc il y a un acte citoyen qui doit accompagner la construction de la démocratie. Est-ce que le peuple arabe est assez citoyen ? Je ne sais pas, je doute beaucoup… C’est pour cela qu’en Algérie les gens sont dans la retenue. Mais ça cogite, dans la tête des gens, des intellectuels, des politiques… Tout le monde est en état d’ébullition parce qu’il faut bien trouver une issue. »