Pan sur le bec : quand Prague avait un agent au Canard enchaîné
Gros retentissement médiatique la semaine dernière en France après la publication par le Nouvel Observateur de documents des archives de la Tchécoslovaquie communiste selon lesquels Jean Clémentin, journaliste du Canard enchaîné, a été rémunéré pendant une douzaine d’années (1957-1969) par la police secrète StB. Connu sous son nom de plume Jean Manan, il aurait non seulement vendu des informations à Prague mais également publié des articles commandés par ses officiers traitants. Vincent Jauvert est l’auteur de cette enquête intitulée L’espion qui venait du Canard :
« Je suis l’actualité sur les services de renseignement et j’ai lu l’article très intéressant de l’historien Jan Koura sur Ben Barka dans une revue spécialisée. Il cite dedans le nom de Jean Clémentin, donc je l’ai appelé et il m’a proposé de me montrer le dossier dont il n’avait pas le temps de s’occuper. »
Vous n’êtes pas tchécophone et avez eu recours à des traducteurs – qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans les nombreuse pièces de ce dossier ?
« Rien que le fait que le nom d’un Français apparaisse avec le nom du Canard enchaîné et un numéro de dossier, c’est déjà très fort même au milieu d’un texte en tchèque que je ne comprenais pas. »
« Sur le fond, il y a plein d’informations qui sont pour nous étonnantes. Celles qui ont le plus marqué en France dans les médias, ce sont les opérations de manipulation de l’information, par exemple le faux testament politique du chancelier allemand Konrad Adenauer qui a été publié en partie par Jean Clémentin alors qu’il le savait rédigé par la StB. Le fait que le Canard enchaîné ait participé à des opérations de manipulation de l’information, pour un Français c’est quelque chose, vu la place du Canard dans paysage médiatique français. »
Diriez-vous qu’en la personne de Jean Clémentin la StB a misé sur un bon cheval ?
« Oui, c’est sûr, car c’était un des plus grands journalistes de l’époque – il est devenu après patron du Canard, dont il a rénové la cellule investigation. En revanche je ne suis pas sûr que ce qu’il a fait ait eu beaucoup d’impact. Peut-être un peu dans l’affaire Ben Barka, sur le fait que la CIA était autant impliquée… »
« Sur Konrad Adenauer, les Tchécoslovaques disent eux-mêmes que cela a été un échec. Une troisième affaire peu importante concerne les relations franco-américaines en Ethiopie. »
« Quant aux informations qu’il a recueillies, je suis incapable de dire si elles ont été utilisées par exemple à des fins de recrutement, parce que parfois c’est le cumul d’informations qui permet un potentiel recrutement. »
« En tout cas, à part un certain Pierre-Charles Pathé qui a travaillé directement pour le KGB, c’est le seul Français qui a jusqu’à présent été découvert avec des preuves comme agent d’influence rémunéré d’un service de l’Est. »
Avez-vous été surpris par le bruit qu’a fait en France la publication de votre papier ? Est-ce l’effet Canard enchaîné ?
« Oui, ça m’a surpris. La direction du Nouvel Obs était sûre que cela marcherait très bien ; moi j’y croyais beaucoup moins à cause du temps passé depuis cette affaire datant des années 1950-1960. Oui, c’est l’effet Canard enchaîné. C’est un peu l’arroseur arrosé en quelque sorte. Cela a fait plaisir à certains et en a surpris d’autres. En plus cette histoire est absolument rocambolesque, avec espionnage, maîtresses, argent… »
Beaucoup ont repris en effet cette histoire des cinq potentielles maîtresses de Jean Clémentin évoquées dans ce dossier StB…
« Je n’ai pas pu parler à Jean Clémentin (98 ans) et n’ai pas pu lui poser la question. Les services de la StB affirmaient qu’il avait cinq maîtresses et donc besoin d’argent… Est-ce vrai ? Je ne sais pas. »
Espériez-vous lui parler, espérez-vous encore une réaction ?
« Quand j’ai contacté son fils il m’a dit qu’il lui en parlerait sans problème mais rien après. S’il avait voulu me parler, il en aurait déjà eu l’occasion. En tout cas personne n’a porté plainte pour diffamation pour l’instant… Il devrait en tout cas y avoir une réaction du Canard dans son édition de mercredi. »
A Prague en tout cas ces documents étaient déjà connus. L’historien Radek Schovanek avait publié des informations sur ce dossier en 2019 (https://www.minulost.cz/en/fake-political-will-konrad-adenauer-published-le-canard-enchaine-stb-agent-1963) , puis Jan Koura a publié d’autres documents l'année suivante dans le cadre de son travail sur Ben Barka, qui n’a hélas pas abouti à d’autres informations sur les responsables de son assassinat…
« Non, malheureusement. Ces informations seront au Maroc, et tant que les archives secrètes n’y seront pas ouvertes… »