Sur les traces de Franz Kafka
"Prague ne vous lâche pas. Pas un seul d'entre nous. Prague, la mère des villes et des serres... Il nous faudrait l'enflammer des deux côtés, à Vyšehrad et à Hradčany, alors il serait possible de nous en débarrasser." Ainsi, le jeune Franz Kafka exprime sommairement et brutalement son rapport vis-à-vis de sa ville natale. En 1902, il adresse une lettre à son ami Oscar Pollak dans laquelle on trouve ces lignes. Plusieurs fois, il tente d'échapper à sa ville. En 1902, par exemple, il envisage de partir pour étudier à l'Université de Munich. Mais il ne reste dans la capitale de Bavière que quelques jours et décide bientôt de revenir à Prague pour étudier le droit. Prague ne le lâchera vraiment qu'une seule fois - lorsqu'il ira mourir à Vienne. On sent la présence de cette ville dans tout ce qu'il écrit, même, et surtout, dans les livres où il n'y a presque pas de description de lieux. Je vous invite donc aujourd'hui à faire une promenade dans la ville qui a marqué par son caractère la vie et l'oeuvre de ce poète de l'angoisse...
"D'après sa mère, Franz était un enfant fluet et délicat, sérieux mais aussi espiègle à l'occasion, un enfant qui lisait beaucoup et n'aimait pas la gymnastique - ce qui est en contradiction avec le vif intérêt que Kafka témoigna plus tard pour le sport et les exercices physiques.
Une photographie nous le montre, vers cinq ans, mince, avec de grands yeux interrogatifs et une bouche serrée, têtue. Les cheveux noirs qui tombent presque jusqu'aux sourcils accentuent cette impression de maussaderie quasi menaçante, le geste mou des mains pendantes s'accorde avec cette impression, mais non pas l'élégance du costume marin, le chapeau à larges bords et la petite canne.
Franz a peu joué avec ses soeurs, la différence d'âge était trop grande et paraît parfois plutôt avoir donné lieu à de légères dissensions entre les enfants. Mais pour l'anniversaire de ses parents, le petit Franz composait des pièces que ses soeurs jouaient devant la famille... Franz ne jouait pas ces pièces, il n'était qu'auteur et régisseur."
En 1893, Franz Kafka commence à fréquenter le lycée allemand qui se trouve au Palais Kinský. Il y étudie huit années et, en juillet 1901, y passe son baccalauréat. Le lycée est perçu comme le plus sévère de Prague. Il n'est pas très fréquenté. Comme il y a peu d'élèves dans les vastes classes, chacun d'eux est naturellement beaucoup plus souvent interrogé que dans les autres écoles. On craint les professeurs. Plus tard, Franz racontera à Max Brod qu'il ne s'est tiré en mathématiques qu'en pleurant lors des interrogations et grâce à son condisciple Hugo Bergmann qui lui permettait de copier ses devoirs. Pourtant, Franz est un bon élève. D'ailleurs, selon Max Brod, au lycée il n'y a que de bons élèves, on fait impitoyablement échouer les autres dès les petites classes.
En 1901, Kafka s'inscrit à l'Université allemande pour étudier le droit mais ces études ne l'intéressent pas beaucoup, il subit déjà l'attrait des arts et de la littérature. Ses premières tentatives littéraires datent de cette époque. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Kafka doit immédiatement quitter l'appartement qu'il partage avec ses parents, au numéro 36 de la rue Mikulášská, aujourd'hui Pařížská (l'Avenue de Paris). Il doit céder la place à sa soeur Elli qui y aménage avec ses deux enfants. Franz habitera par la suite plusieurs appartements dans les rues Bílkova et Dlouhá, mais aussi au numéro 2 de la Ruelle d'or, une maisonnette située dans la célèbre rue des alchimistes au Château de Prague. En mars 1917, il loue un deux-pièces dans le palais Schönborn au quartier de Malá Strana, qui abrite aujourd'hui l'ambassade des Etats-Unis. C'est là qu'il tombera malade de la tuberculose qui finira par l'emporter. Son dernier logement pragois se trouvera dans la maison Oppelt formant le coin de la rue Mikulášská et de la Place de la Vieille Ville, tout près de l'endroit où il est né.
Kafka a marqué donc par sa présence beaucoup de rues et de maisons pragoises. Un promeneur informé peut suivre pas à pas toutes les étapes de sa vie, car presque toutes les maisons qu'il a habitées sont là, intactes. Aujourd'hui, la mode littéraire aidant, on trouve son nom et son portrait dans les rues, dans les kiosques où l'on vend des cartes postales, sur les affiches des spectacles inspirés par ses romans et nouvelles, et même sur les murs des jardins de Malá Strana. Quel était donc, en réalité, le rapport entre l'écrivain et Prague? Comment cet homme hypersensible voyait cette ville qu'il haïssait presque, mais qui faisait quand même partie de sa vie? Ecoutons ce qu'en dit Marthe Robert, traductrice de son journal...
"...la ville apparaît, certes, avec ses rues, ses places, ces vieux ponts, avec son atmosphère médiévale qui s'accorde si intimement avec l'inspiration de Kafka que son entourage a pu voir, dans le style du Procès ou du Château, une sorte de réplique au style gothique pragois. Mais derrière ce cadre familier, qu'il contemple dans ses promenades solitaires, c'est autre chose qu'il voit, une fatalité qui partout lui fait signe.
Cette fatalité ne tient pas uniquement au fait que Kafka était Juif dans un pays où l'antisémitisme était, pour ainsi dire, traditionnel. Elle est en grande partie déterminée par la situation historique, sociale et ethnique de Prague... Juif, Kafka est triplement suspect aux yeux des Tchèques, car il n'est pas seulement Juif, il est aussi Allemand... Mais Allemand, il ne l'est que par la langue, ce qui, certes, le relie fortement à l'Allemagne, mais nullement aux Allemands de Bohême qui, à ses yeux, ne peuvent être qu'une piètre caricature. Il est d'ailleurs séparé d'eux non seulement par leurs préjugés de race, mais encore par le ghetto aux murs invisibles dont la bourgeoisie juive s'est volontairement entourée. Ainsi, Prague donne chaque jour à Kafka le spectacle d'une société où la proximité ne fait qu'aggraver la distance, où la séparation, fondée sur une loi tacite, est tacitement observée par tous, comme si la ville elle-même était victime d'un charme."