Tchèques et Slovaques en Ruthénie subcarpathique
Avez-vous jamais entendu parler de la Ruthénie subcarpathique ? Dans l’entre-deux-guerres, cette région située à l’ouest de l’Ukraine actuelle a fait partie de la Tchécoslovaquie. Qu’ont apporté les Tchèques aux Ruthènes ? Que reste-t-il de cette période pendant laquelle la Ruthénie a été administrée par le gouvernement tchécoslovaque ? Ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette région trouveront les réponses à ces questions dans le livre Podkarpatská Rus v dějinách Československa 1918-1946 (La Ruthénie subcarpathique dans l’histoire de la Tchécoslovaquie), paru aux éditions Vyšehrad.
Une population très hétérogène
Il suffit d’observer les noms donnés à la Ruthénie subcarpathique pour comprendre qu’il s’agit d’une région dont la situation politique et ethnique n’a pas toujours été facile à définir. Elle s’est appelée tour à tour Ruthénie, Ukraine subcarpathique, Ukraine transcarpathique, Transcarpathie, etc. La composition ethnique de sa population a également été très variée. Aux côté des Ruthènes ou Ruthéniens y vivaient des Ukrainiens, des Hongrois, des Juifs, des Roumains, des Allemands et des Tziganes. A l’issue de la Première Guerre mondiale, plusieurs pays se disputent le droit d’annexer cette région située entre la Slovaquie et l’Ukraine mais les puissances victorieuses finissent par l’attribuer à la Tchécoslovaquie, le nouvel Etat des Tchèques et des Slovaques en Europe centrale. Pendant vingt ans donc, entre 1919 et 1939, la Ruthénie est une région tchécoslovaque. Cette coexistence de deux décennies fait l’objet du livre écrit par l’historien Jan Rychlík et l’ethnologue Magdaléna Rychlíková. Jan Rychlík explique la genèse de cet ouvrage :« Nous avons travaillé sur ce sujet avec ma femme parce que nous avons obtenu une subvention de la fondation Hlávka pour les recherches sur la vie des Tchèques en Ruthénie subcarpathique et aussi sur l’évolution économique, sociale et culturelle de la Ruthénie dans l’entre-deux-guerres. Nous avons recherché des documents en Ruthénie pendant trois années. Par la suite nous nous sommes rendus dans cette région encore plusieurs fois et finalement nous avons profité de la proposition de la maison d’édition Vyšehrad d’augmenter notre ouvrage et de le publier sous le titre La Ruthénie subcarpathique dans l’histoire de la Tchécoslovaquie. »La trace des Tchèques et Slovaques
En 1945, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la Tchécoslovaquie a été obligée de céder la Ruthénie à l’Union soviétique. Quelle est donc la trace que Tchèques et Slovaques ont laissée dans cette région ? Les auteurs du livre ont cherché à présenter ces activités avec le maximum d’objectivité. « L’objectif de ce travail n’est en aucun cas d’écrire une apologie de la politique tchécoslovaque en Ruthénie dans l’entre-deux-guerres. Son objectif et son sens sont de rassembler des documents et de donner un tableau critique de l’évolution économique et sociale de cette région », souligne Jan Rychlík. Les auteurs ont effectué leurs recherches dans les archives ukrainiennes à deux époques, avant et après la désintégration de l’Union soviétique, dans les conditions bien différentes. Selon Jan Rychlík, la situation s’est beaucoup améliorée quand l’Ukraine a obtenu l’indépendance :
« C’est un grand changement par rapport à la période soviétique. J’ai essayé de fouiller dans ces archives déjà au début des années 1980 mais à l’époque c’était un combat contre des moulins à vent parce que certaines de mes requêtes sont restées sans réponse. Et quand on m’a répondu, c’était pour me dire, contrairement à la réalité, que dans ces archives il n’y avait pas de documents concernant la période tchécoslovaque. Ce n’est pas vrai. Par contre, je dois dire qu’aujourd’hui ces documents sont classés et catalogués d’une manière exemplaire. A partir de ce moment, ce sont les autorités locales qui allaient à notre devant, je ne me suis heurté à aucune restriction et nous avons été autorisés à utiliser ou à photographier tout ce que nous voulions, évidemment en respectant les conditions générales de traitement des documents. »Trois langues et trois orientations politiques
Dès 1920, le gouvernement tchécoslovaque promet de donner à la Ruthénie un statut autonome mais la réalisation de cette promesse est toujours repoussée à plus tard parce que la population ruthénienne n’est pas considérée comme suffisamment mûre pour s’autoadministrer. La Ruthénie n’accède donc à l’autonomie qu’en 1938, quelques mois seulement avant le démantèlement de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie et est presqu’aussitôt annexée par la Hongrie avec l’appui d’Adolf Hitler.Dans les années 1920, les autorités tchécoslovaques, qui cherchent à moderniser cette région montagneuse, pauvre et arriérée, se heurtent à de nombreux obstacles dont la barrière de la langue. On y parle notamment l’ukrainien, le russe et le ruthène que beaucoup ne considèrent cependant que comme un simple dialecte. Jan Rychlík n’est pas de cet avis :
« Bien que les Ruthènes ne soient pas reconnus en tant que minorité nationale, la langue ruthénienne est reconnue en tant qu’une des langues régionales. Il s’agit évidemment d’une langue puisqu’il y a des gens qui la parlent. Si parfois le ruthène est présenté seulement comme un dialecte de l’ukrainien, c’est une question politique. Nous devons alors nous poser la question de savoir quelle est la différence entre la langue et le dialecte. Je pense que du point de vue philologique, il n’y a pas de doute que le ruthène, qui est maintenant codifié et a été admis par la majorité des Ruthéniens, est une langue comme les autres langues slaves. »Dans l’entre-deux-guerres, les trois langues parlées dans la région sont liées aux trois groupes ethniques principaux et aux trois orientations politiques principales de sa population. La scène politique est dominée par les mouvements russophile, pro-ukrainien et ruthénien, les minorités hongroise, allemande et juive étant trop petites pour jouer un rôle politique important. Mais Jan Rychlík constate que la structure ethnique de la région était bien confuse et qu’il est difficile d’évaluer l’importance de ces trois groupes principaux :
« Les résultats du recensement de la population ne reflètent pas la question de savoir combien d’habitants se considéraient comme Ruthènes dans le sens national et combien d’habitants se considéraient comme Ukrainiens ou comme Russes. Dans la catégorie ‘nationalité ruthénienne’, il y avait des représentants de tous ces trois groupes ethniques. On peut en déduire seulement qu’entre 1921 et 1930, le nombre d’habitants slaves en Ruthénie a augmenté et nous pouvons constater aussi que le courant russophile s’est affaibli progressivement au profit du courant pro-ukrainien. »
Un bilan plutôt positif
Selon Jan Rychlík, il est presque impossible de déterminer l’importance des différents groupes de la population dans cette région parce qu’à l’époque de l’autonomie de la Ruthénie subcarpathique, entre l’automne 1938 et le printemps 1939, sous le gouvernement autonome d’Augustin Violochyne, la priorité a été donnée à l’orientation pro-ukrainienne et tous les habitants ont été inscrits obligatoirement comme des Ukrainiens. L’auteur estime qu’aujourd’hui le rapport entre ceux qui se considèrent comme Ruthéniens et ceux se considérant comme Ukrainiens est similaire. Il faut ajouter aussi que chez certains habitants l’identité ruthénienne et ukrainienne se confondent et ne sont pas forcément en opposition.Les auteurs du livre retracent le processus inachevé de l’intégration de la Ruthénie dans l’Etat tchécoslovaque, évoquent la vie politique de la région et donnent un tableau détaillé du développement et de la structure de son agriculture, de l’industrie, du commerce, du secteur bancaire et du domaine des transports ruthéniens. Ils démontrent également l’énorme différence entre les niveaux de vie en Ruthénie et dans le reste de la Tchécoslovaquie. Un chapitre spécial est consacré à l’éducation et l’enseignement rendus extrêmement difficiles à cause de la pluralité des langues. Le livre montre que les autorités tchécoslovaques cherchaient avec un succès mitigé à intervenir dans tous ces domaines et à contribuer à leur développement. Les auteurs résument les deux décennies de l’administration tchèque en Ruthénie par ces paroles :
« Cette période n’était sans doute pas sans problèmes pour la population, mais elle ne peut pas être considérée comme infructueuse. Certes, sur le plan économique on ne peut pas parler d’un grand développement de la Ruthénie dans cette période, mais le progrès social et culturel est évident. L’analphabétisme a été réduit de façon substantielle, les habitants ont acquis massivement au moins l’instruction de base, et l’identité nationale des Ruthéniens mais aussi celle des Ukrainiens s’est raffermie. »