Thierry Magnier et Baobab : deux éditeurs qui prônent une lecture active, car « le meilleur livre n'est pas fait pour être pédagogique »
Culture sans frontières est aujourd'hui dédiée à la littérature pour enfants, un des thèmes de la Foire du livre de Prague, Svet knihy, qui a accueilli, début mai, pas moins de 25 000 visiteurs. Pourquoi les livres de création ont-ils tant de succès en France ? Et pourquoi sont-ils si peu édités en République tchèque ? Nous allons scruter le sujet...
La Foire du livre a organisé une table ronde, autour des livres de création pour enfants. Elle a réuni les représentants d'une petite maison d'édition tchèque, Baobab, Françoise Ballanger, rédactrice en chef de la Revue des livres pour enfants et l'éditeur français Thierry Magnier. Pourquoi proposer aux enfants, dès le tout petit âge, des livres de création, c'est-à-dire de vrais travaux artistiques ? Thierry Magnier :
« Il y a 50 ans encore, un enfant se réveillait dans des draps blancs et prenait tranquillement son bol de petit déjeuner. Aujourd'hui, il se réveille dans une couette Pokemon, avec un pyjama Petit Prince et les doubles rideaux Astérix. Il prend son bol dans un Tintin et mange des corn flakes dans lesquelles il va y avoir une image qu'il doit collectionner. Il va mettre son manteau pour partir à l'école, avec je ne sais quelle image dessus, pour ensuite voir, dans la rue, d'autres images encore et pour changer, avec ses amis, des images ! En plus, en avalant son petit déjeuner, l'enfant a, devant lui, une image qui circule - la télévision... C'est fou ! On leur déverse des images, sans leur donner une seule clé - sans leur donner le goût. »
Donner ces clés... c'est la mission de la maison Thierry Magnier, qui existe sur le marché du livre français et international depuis 1998. Professeur de littérature et de phytotechnie dans un lycée professionnel, puis, libraire, journaliste et également auteur, Thierry Magnier aime dire qu'il est un petit monstre du marché français. Dans sa maison, ainsi que dans Actes Sud Junior, une autre maison d'édition de création qu'il dirige, il publie près de 150 titres à l'année : des albums « maternelle » (certains sont bilingues et offrent un même support de langue aux enfants sourds et entendant), des livres-CD, des albums tout carton, ainsi que des romans pour adolescents, et aussi des livres tout public. Car, selon Thierry Magnier, « un bon livre pour enfants est aussi un bon livre pour adultes... Mais l'inverse ne fonctionne pas toujours. » Comment se positionne-t-il alors, par rapport à sa concurrence ?« On commence à avoir un poids économique, mais il ne faut pas oublier que quand je vends un livre et que je passe à 3000 exemplaires, je trouve que c'est très bien. Les grandes maisons que j'appelle 'les monstres', 3000 exemplaires, ça les fait rire ! C'est lorsqu'on sort 10 000, 100 000 exemplaires que cela devient juteux. Evidemment, je serais ravi de pouvoir en vendre autant, mais le goût des lecteurs n'est pas forcément le nôtre. J'ai un succès, 'Tout un monde', qui est maintenant vendu dans une dizaine de pays. En France, on approche des 60 000 exemplaires vendus. Pourtant, c'est un vrai travail de création. Donc vous voyez que même avec un vrai travail d'artiste, on peut faire des scores économiquement intéressants qui nous font vivre.»
Le grand succès de Thierry Magnier, « Tout un monde » a donc été présenté sur le stand francophone de la Foire du livre de Prague. C'est une sorte d'inventaire du monde, à travers des techniques les plus diverses : photographie, découpage, gravure, gouache, huile, image numérique...
« Le challenge, c'était de créer un nouvel imagier. C'est très prétentieux. Quand j'ai dit ça à Katy Couprie et Antonin Louchard qui sont les deux artistes contemporains qui ont travaillé avec moi, ils m'ont dit : c'est génial ! On va le faire. L'idée était, en effet, d'utiliser le maximum de techniques différentes. Finalement, il y en a une quarantaine, faites par eux deux. Il y a eu plus de 600 images ! Je ne voulais pas qu'il y ait de mots, parce que les mots casseraient l'imaginaire de l'enfant. En plus, dans cet imagier, les images peuvent se regarder dans n'importe quel sens et n'importe quel ordre. Elles se répondent les unes aux autres, d'un bout à l'autre, sur 350 pages, de droite à gauche et de gauche à droite. Récemment, nous avons sorti un autre imagier qui s'appelle 'Tout un Louvre', il commence à avoir un grand succès. J'ai mis ces deux artistes dans le Louvre, on s'y est enfermé pendant six mois et ils ont joué avec les oeuvres, ils les ont désacralisées. L'enfant, si vous le coincez dans une chaise, il s'en fout que la Joconde soit créée par Léonard de Vinci ! Il s'en fout qu'on ne peut pas toucher les fesses de la Vénus de Milo. Lui, il a envie ! Si on lui permet aux enfants de s'apprivoiser l'art, s'il devient une chose du quotidien, quand ils auront 15, 20 ans, ce seront des critiques d'art fabuleux ! »
Pourquoi avez-vous un ange sur votre logo ?
« Oui, c'est un petit ange qui lit...Un ange, ça n'a pas d'âge. Les lecteurs, c'est pareil, je n'aime pas savoir quel âge ils ont. Un ange n'a pas de sexe et j'aime savoir si mes lecteurs sont des filles ou des garçons d'une façon libre. Je suis tellement révolté, en ce moment, avec de gros éditeurs qui font des 'collections spéciales filles' ! Je trouve cela complètement retourné en arrière. La même chose, c'est quand on empêche un garçon de faire de la danse, parce que c'est un métier de filles... Voilà, un ange qui lit, on ne sait pas qui c'est, il fait ce qu'il veut avec mes livres. C'est son droit. Le droit du lecteur est le plus important. »Jadis réputée pour la qualité de sa littérature pour enfants, la République tchèque est aujourd'hui, côté création pour enfants, quelque peu figée. Si, sous le communisme, des illustrateurs éminents se réfugiaient dans ce domaine, où ils trouvaient un espace de liberté d'expression assez important, il existe, à présent, peu d'éditeurs qui osent sortir des schémas habituels - représentés ici, outre la production commerciale reprise de l'étranger, par des contes de fées traditionnels et les grands classiques de la littérature tchèque pour la jeunesse. Un de ces oiseaux rares niche à Bechyne, dans le sud du pays, et s'appelle Baobab. Cette jeune maison d'édition, fondée par l'illustrateur Juraj Horvath et son épouse Tereza, publie, chaque année, environ quatre livres d'auteur pour les tout petits et concocte des projets de collaboration avec Thierry Magnier. Tereza Horvathova compare les marchés du livre pour enfants tchèque et français :
«Le marché tchèque est très petit. En plus, en France, acheter des livres aux enfants fait partie de la culture générale, c'est une tradition. Chez nous, c'est un peu différent. Il y a peu de parents qui voient en des livres un moyen d'éducation et peu d'enfants qui vivent réellement avec le livre. Ils sont plutôt habitués qu'on leur lise des histoires avant d'aller dormir. »Des livres de création français, sont-ils traduits en tchèque ? Il y a de l'intérêt de la part des éditeurs locaux ?
« Pas du tout. Il n'existe presque pas d'éditeurs qui voudraient publier de tels livres, à part deux petites maisons, Meander et la nôtre, Baobab. Il y a encore la maison d'édition, Brio, qui est aussi intéressante, mais elle ne fait pas de livres de création. Je pense que l'intérêt pour ce type de littérature pour enfants viendra avec le temps. »
Un autre problème qui se pose en République tchèque : le livre de création, peu présent dans les écoles et négligé par les distributeurs, a du mal à arriver à son lecteur. Comment le promouvoir ? Françoise Ballanger, rédactrice en chef de la Revue des livres pour enfants :
« Je n'ai pas de conseils à donner... Mais il est important, à mon avis, d'encourager l'idée que le livre pour enfants est vraiment quelque chose de précieux. Si les gens prennent l'habitude de lire aux enfants, d'être exigeants, en estimant que ce n'est pas le livre le plus commercial qui est forcément le plus intéressant, de bien regarder avant de choisir un livre, tout d'un coup, il y a une espèce de culture du livre pour enfants qui s'installe et se développe. Il est aussi important que cela s'appuie sur un réseau de professionnels, de bibliothécaires, d'enseignants. »
Pensez-vous que les enfants lisent moins qu'auparavant ? Ou alors c'est un cliché ?
« En France, de nombreuses études ont prouvé que les enfants ne lisent pas moins. Leur univers culturel s'est beaucoup élargi. C'est un peu par peur qu'on se dit qu'ils ne lisent pas. On pense qu'il y a tellement de choses qui les sollicitent qu'ils vont perdre la lecture. Mais les enquêtes prouvent le contraire. D'après les statistiques, les enfants d'aujourd'hui lisent globalement plus que les générations précédentes. Il y a 50 ans, on lisait beaucoup dans certains milieux, mais à présent, le livre est présent un peu partout. »
En effet, avant de quitter le palais industriel au Parc des expositions et cette Foire du livre, je passe à côté d'une bande d'écoliers. J'aborde deux filles, qui sont de ferventes lectrices de romans humoristiques du Tchèque Zdenek Jirotka et de romans pour adolescentes. Je leur demande quel est le livre le plus sollicité dans leur classe. Leur réponse, je la connais d'avance :
« C'est Harry Potter ! »
Et pourquoi pas, après tout...