Vandam, l’étrange shérif du quartier nord de Prague
« Je voulais écrire un livre sur Vandam, l’étrange shérif du quartier nord de Prague, qui voit advenir le mal en nous, » dit Jaroslav Rudiš à propos du héros de son roman « Národní třída » (« Avenue nationale »). Ce roman, paru en 2013, a déjà été traduit dans plusieurs langues. Sa traduction française vient de sortir aux éditions Mirobole.
Une pièce de théâtre devenue roman
Jaroslav Rudiš partage sa vie entre la Tchéquie et l’Allemagne. Ce Tchèque né en 1972 dans la ville de Turnov à la frontière entre la RDA et la Tchécoslovaquie a passé dans sa jeunesse beaucoup de temps chez les voisins allemands et la culture allemande a contribué à modeler dans une grande mesure sa personnalité artistique. Parfaitement germanophone, il peut être considéré aujourd’hui comme une personnification des rapports germano-tchèques qui, malgré leur passé conflictuel, peuvent être aussi une source inépuisable d’enrichissement, de connaissances et d’inspirations pour les deux parties. C’est dans la capitale allemande que Jaroslav Rudiš a situé son premier roman « Le ciel au-dessous de Berlin », livre qui l’a propulsé parmi l’élite des écrivains tchèques de sa génération. La gestation de son livre « Avenue nationale » qui est son cinquième roman, a été assez compliquée :« Je l’ai écrit d’abord comme un petit conte qui a plu aux artistes du théâtre Feste de Brno. Alors j’ai commencé à développer cette ébauche littéraire qui a tourné à un moment en une pièce de théâtre et Jiří Honzírek s’est mis à la mettre en scène. C’était une excellente collaboration, mais je continuais toujours à écrire et à développer le sujet parce que l’histoire de ce bagarreur m’intéressait. »
Un visionnaire de bistrot nourri de livres d’histoire
Dans son roman Jaroslav Rudiš amène le lecteur dans une banlieue pragoise et explore le milieu de ceux qui peuvent être considérés comme des marginaux mais qui n’en jouent pas un rôle moins important dans la société :
« J’ai été inspiré par un de mes camarades, par nos discussions. Il vit dans un quartier périphérique et parfois il cherche à se bagarrer. C’est une espèce de patriote de son quartier. Je me suis dit qu’il serait intéressant de me lancer sur les traces de ce genre d’habitants de la périphérie qui ne vont que rarement dans le centre pour faire des emplettes et vivent presque tout le temps à l’ombre des HLM. Le héros de mon livre qui s’appelle Vandam se bat pour son quartier. Il réalise que l’Europe centrale vit déjà depuis un peu trop longtemps en paix, que nous n’avons pas eu de guerre depuis longtemps, et il estime qu’il faut se préparer. Il fait donc des exercices et des pompes et se sent pénétré par tous les conflits qui ont éclaté en Europe centrale. »Vandam estime que « la paix n’est qu’une pause entre deux guerres » et il est difficile de le contredire quand on prend en considération l’histoire européenne qui est une longue suite de conflits guerriers. Aussi bizarres qu’elles puissent paraitre, les théories de Vandam ne sont donc pas dépourvues de fondements. Ce penseur du peuple nourri de livres d’histoire se considère comme le descendant d’anciens Romains et se prépare à l’invasion des barbares. Il se substitue en quelque sorte aux forces de l’ordre et met en exécution dans son quartier sa propre idée de la justice. Ses éraflures, son nez cassé, ses cicatrices sur les mains démontrent qu’il prend sa mission au sérieux. Quand il parle du sombre héros de son roman, Jaroslav Rudiš trouve pourtant des mots presque tendres :
« Je voulais écrire le livre sur un jeune homme dur. C’est un garçon qu’on n’arrive pas facilement à supporter. Ses propos sont provocateurs, il n’arrête pas de se bagarrer, de donner des leçons sur la vie et de faire des pompes. Et tout à coup vous commencez à le comprendre un petit peu, vous vous glissez un peu dans sa peau et vous finissez par vous émouvoir et vous apitoyer sur lui. (…) J’apprécie chez lui une certaine intégrité du caractère, bien que ce soit un dur. C’est un jeune homme qui est aussi un peu triste et qui a, en fin de compte, quelque chose de sympathique. »
Les amours de Vandam
Progressivement le lecteur devient témoin de la vie de Vandam, peintre en bâtiment et lecteur passionné, qui se vante d’avoir déclenché en 1989 la Révolution de velours et la chute du régime communiste, qui a connu la prison et la drogue et dont la vie cache des épisodes secrets qui ne surgissent que vers la fin du récit. L’auteur compose, pierre par pierre, la mosaïque de cette vie pleine de batailles, de victoires et de défaites. Il amène le lecteur dans le quartier de Vandam et dans la forêt proche où se jouera le dernier acte du drame. Et il le fait assister aussi avec ce patriote de banlieue à des discussions de bistrot, à des débats noyés dans la bière et dont la monotonie apparente cache une tension intérieure qui peut tourner brusquement en conflit ouvert. Devenant témoin de ses amours avec Lucka, serveuse de bistrot, le lecteur entre finalement aussi dans l’intimité de cet homme fier de sa virilité. Jaroslav Rudiš constate :« J’ai l’impression que ce livre est lu plus par les hommes que par les femmes. Chez les femmes, chez les écrivaines, je sentais une certaine déception. Il leur semblait que dans mon livre il n’y avait pas assez d’amour, mais je pense au contraire que c’est un récit sur l’amour, sur les amours perdus. Ce sont aussi les batailles de Vandam. Au début, j’étais même tenté d’en faire une fille. Vandam pourrait être une fille se battant contre la vie et sentant en elle le besoin de défendre le milieu dont elle est issue, une fille tracassée par la vie. Mais cette fille-là, je vais la garder pour un de mes prochains récits. »Jaroslav Rudiš ne partage pas tout à fait le pessimisme de Vandam. Il ne pense pas que la période de la paix que nous vivons actuellement sera emportée bientôt par une vague de conflits qui finiront par engloutir l’Europe centrale. Il déplore cependant beaucoup que nous ne sachions pas vivre pleinement cette période de paix et de prospérité et que malgré la chute du rideau de fer nous ne sortons pas de l’isolement parce que nous avons toujours peur de tout ce qui est nouveau et étranger. « Je voulais écrire sur nous autres qui observons le monde depuis nos bistrots en espérant que toutes les guerres et toutes les crises nous épargneront », dit-il. Son roman est donc aussi une plongée dans le milieu des gens qui se sentent marginalisés, qui ne savent pas profiter de la période de prospérité relative que nous vivons et se croient trahis par la révolution de 1989. Pour eux, la démocratie avec ses libertés et ses responsabilités est une déception et ils ne savent pas résister à la peur de l’avenir qui peut facilement dégénérer en sentiment de haine. Vandam, le shérif non officiel du quartier nord de Prague, est donc une espèce de miroir qui reflète cette peur et y réagit à sa façon. Le visionnaire de bistrot nous amène à réfléchir sur notre propre réaction face aux dangers qui nous guettent.