Winterberg, un voyageur qui ressuscite la vieille Mitteleuropa
Un vieillard de 99 ans entreprend en compagnie de son aide-soignant un voyage à travers l'Europe sur les traces de la femme qu'il a aimée et qui est morte depuis longtemps. Et ce caprice d'un vieil excentique se transforme en un voyage initiatique dans l'histoire orageuse de la Mitteleuropa, le sous-continent dont les plaies n'en finissent pas de cicatriser. Tel est le sujet du roman Winterbergs letzte Reise - Le dernier voyage de Winterberg que son auteur tchèque Jaroslav Rudiš a écrit en allemand.
Une volte-face au seuil de l'éternité
Wenzel Winterberg est un Berlinois presque centenaire qui a déjà failli mourir mais qui a repris goût à la vie grâce à son nouvel aide-soignant. L'homme qui lui donne une nouvelle énergie, s'appelle Jan Kraus et c'est un ancien délinquant qui gagne sa vie en soignant et en accompagnant ceux qui sont arrivés au bout de leur chemin. Dans la majorité des cas, il joue le rôle de « passeur vers l'autre rive » mais cette fois-ci, le malade qui lui est confié rebrousse chemin et se lance dans un voyage difficile à travers l'Europe. Après quelques hésitations, Jan Kraus, qui est le narrateur du roman, accepte d'accompagner le vieux voyageur, décision qu'il regrettera maintes fois par la suite. Pour Jaroslav Rudiš l'écriture de ce roman a été l'aboutissement de longs préparatifs :
« Je l'ai écrit très vite. Cela n'a duré que cinq mois et pourtant c'est mon livre le plus épais. Cependant, cette phase d’écriture a été précédée d'une longue période de recherches de documents, de récits et de lectures historiques. J'ai mis longtemps à me décider à écrire ce livre. »
L'ami Egbert
Le vieil homme et son aide-soignant se découvrent un point commun. Les deux sont originaires de Bohême. Wenzel Winterberg est natif de la ville de Liberec (Reichenberg, en allemand), et Jan Kraus est né à Vimperk (en allemand Winterberg). La vie n'a ménagé ni l'un ni l'autre et ils vivent comme murés dans leur solitude. Avec le temps émergent cependant du passé les moments douloureux et les tournants cruciaux de leur vie. Winterberg se présente d'abord comme un personnage insupportable qui n'arrête pas de parler et n'écoute pas ce qu'on lui dit. Jaroslav Rudiš avoue cependant que ce personnage exaspérant lui a été inspiré par un ami très sympathique :
« Cet ami à moi, c'était la raison pour laquelle, j'ai écrit ce livre en allemand. Il 'souffre d'histoire', un peu d'ailleurs comme moi. Il souffre 'd'attaques d'histoire' qui ressemblent à des crises d'hystérie, et d’un désir insatiable de raconter des histoires. Il s'appelle Egbert et est originaire de Leipzig. Il parcourt la Mitteleuropa, l'ancien Empire austro-hongrois aujourd'hui disparu, un guide Baedeker de 1913 à la main, et ce guide est une immense source d'informations sur l'époque, sur le passé. Et il m'a paru merveilleux de partager le voyage d'Egbert, de pouvoir l'écouter et de pouvoir lui parler. Quand vous traversez ces régions, quand vous lisez ce Baedeker et aussi mon livre sur Winterberg, ce monde disparu commence à renaître devant vous dans sa diversité et dans sa complexité culturelle. »
Le choc entre le passé et le présent
Winterberg traverse, lui aussi, les pays de l'ancienne Autriche-Hongrie. Il vit dans son monde qui se heurte sans cesse au monde réel. Le passé en lui est plus fort que le présent et ce passé est représenté et symbolisé par le vieux Baedeker. Il le lit presque sans cesse en haute voix malgré les protestations de son entourage et cette manie crée un contraste, tantôt comique, tantôt dramatique et révélateur, avec la réalité actuelle. Son obstination à évoquer le passé depuis longtemps oublié finit par ébranler et relativiser les certitudes du monde actuel. Le lecteur, lui aussi, est obligé de comparer l'ancien et le nouveau et retrouve parfois une partie enseveli sous sa propre histoire.
Un roman ferroviaire
Jaroslav Rudiš a écrit son livre dans les trains ce qui donne à son style un caractère particulier :
« J'ai écrit ce livre vraiment dans les trains, j'ai parcouru tout ce trajet avec Winterberg et en écrivant j'entendais le rythme des trains. C'est pourquoi il y a souvent dans le roman des mots, des phrases et parfois des alinéas entiers qui se répètent selon ce rythme. Et je sais que c'était un problème pour Michaela Škultéty qui a traduit l'ouvrage en tchèque et que j'aimerais remercier pour son travail, parce que moi, je n'arriverais pas à traduire ce livre en tchèque. Elle a saisi également le rythme de ce texte qu'on entend aussi quand on le lit en tchèque parce qu'elle a réussi à donner au livre une sonorité envoûtante. »
Une grande partie de ce roman se passe sur les rails. Winterberg qui est un ancien conducteur de tramway, considère le train comme le seul moyen de transport digne de ce nom. Il adore le train et déteste le bus et la voiture. Et c'est encore une passion que Jaroslav Rudiš partage avec le héros de son roman :
« Je voulais vraiment être conducteur de train ou chef de gare mais à treize ans j’ai dû commencer à porter des lunettes et j'étais très triste parce qu'il avait été évident, jusqu'à ce moment-là, que je serais cheminot. Cela m’a toujours intéressé et amusé. C'était ma grande passion, et soudain, ce n'était plus possible. Alors je me suis inscrit au lycée et plus tard à la faculté de pédagogie où j'ai étudié l'histoire et l'allemand. Je suis donc un cheminot, un pédagogue et un historien raté, mais tout cela est resté en moi - l'amour des trains, l'amour de l'histoire, l'amour de la langue allemande. »
Lenka, la seule femme qu'il ait aimée
Au cours de sa longue vie, Winterberg a été trois fois marié, et ses trois épouses reposent dans un cimetière de Berlin. Cependant la seule femme qu'il ait vraiment aimée, s'appelait Lenka Morgenstern, une jeune femme juive qui est partie pour la Palestine pour échapper à la haine raciale. Elle n'est jamais allée plus loin que Sarajevo où elle a disparu sans laisser de traces. Winterberg prétend qu'elle a été assassinée et qu'il entreprend le voyage de Sarajevo pour élucider sa disparition. Ce n'est qu'à la fin du livre que le lecteur apprendra quel a été le sort véritable de cette fugitive que Winterberg n'arrive pas à oublier.
Jaroslav Rudiš révèle que le personnage de la jeune femme juive lui a été inspiré par l'écrivaine tchèque de langue allemande Lenka Reinerová. Il aime et admire cette dernière représentante de la grande génération d'écrivains pragois de langue allemande qui est devenue son amie. C'est à elle qu'il a aussi pensé en se décidant d'écrire son roman en allemand. Il dit :
« L'allemand n'est certes pas ma langue maternelle, mais depuis longtemps ce n'est plus pour moi une langue étrangère. C'est une langue qui m'est très proche, je vis dans cette langue, j'écris, je crée dans cette langue. (...) L'allemand est pour moi comme un philtre, il me permet de jouer avec la langue, avec le rythme, je le conçois comme une langue très musicale. »
Héritier des traditions tragi-comiques de la littérature tchèque
Le roman Le dernier voyage de Winterberg a été très bien accueilli en Allemagne. Nominé pour le Prix de la foire du livre de Leipzig, il a obtenu le prix Adelbert von Chamisso destiné aux auteurs qui ont contribué au dialogue interculturel et à l'enrichissement de la littérature allemande. Jaroslav Rudiš prolonge en quelque sorte les traditions tragi-comiques de la littérature tchèque. L'atmosphère sombre de son roman rappelle parfois le clair-obscur des livres de Franz Kafka et de Ladislav Fuks. Et Wenzel Winterberg, héros volubile et énervant de son roman, est en quelque sorte l’héritier des palabreurs excentriques qu'on trouve chez Bohumil Hrabal et Jaroslav Hašek. C'est un personnage fort qui refuse de rester enfermé dans un livre et cherche à accompagner son auteur même dans la vie. Jaroslav Rudiš n'arrive toujours pas à s'en dégager :
« Je continue toujours à vivre avec Winterberg. J'ai écrit depuis encore trois nouvelles et un monologue pour une lecture scénique au Burgtheater de Vienne mais ce personnage rechigne à sortir de ma tête. Et quand je me mets à écrire quelque chose, j'adopte toujours son style, son langage. Winterberg est toujours en moi ou bien il est assis à côté de moi quand je voyage en train et il me fait face quand je me mets à table dans un wagon-restaurant. »