Violences conjugales : la peur en suspens

Photo illustrative: Tumisu/Pixabay, CC0

Les études gouvernementales manquent sur le sujet des violences conjugales en République tchèque. Les associations et ONG sont souvent en première ligne pour accompagner les victimes et ont une connaissance assez précise de la réalité du terrain, ce qui permet d’avoir un aperçu de cette situation préoccupante en Tchéquie. A l’occasion de la Journée internationale de la Femme, RPI vous propose de découvrir le travail quotidien de la principale ONG tchèque engagée dans la cause des femmes victimes de violences ainsi que le témoignage d’une jeune femme française installée à Prague, elle-même prise dans l’engrenage d’une relation toxique qui a dégénéré.

Les associations, premiers acteurs sociaux dans l’accompagnement des victimes

Selon une étude de 2014 menée par ROSA, une des principales associations dans ce domaine en République tchèque, qui accompagne les femmes depuis trente ans, 47% des femmes tchèques affirment avoir été victimes de violences psychologiques.

Branislava Marvánová Vargová,  photo: Archives de Branislava Marvánová Vargová

Branislava Marvánová Vargová est responsable du centre Rosa. Chaque année, elle accompagne entre 200 à 300 femmes qui trouvent le chemin de leurs locaux et 200 autres qui les contactent par téléphone. Branislava est psychologue, psychothérapeute, et travaille depuis plus de 18 ans avec des femmes qui ont subi des violences :

« Dans notre équipe, nous avons des travailleurs sociaux, des psychologues, mais aussi des avocats, qui peuvent leur apporter une aide juridique. Le premier rendez-vous est consacré à la compréhension de la situation. Elles peuvent vraiment réfléchir à leurs besoins et à la meilleure solution pour elles, nous sommes là pour créer cette possibilité. »

L’objectif principal de Rosa est de créer un lieu réservé aux femmes, où elles peuvent dialoguer, être conseillées et prendre le temps de faire le point sur leur situation :

« Nous respectons chacun des choix faits par la femme et nous soutenons ses opinions et ses besoins. L’enjeu est aussi de déterminer ce qui sera le mieux en termes de sécurité pour chaque femme. Il n’existe pas de solution miracle sur la manière d’être en lieu sûr en cas de violences conjugales donc nous faisons une évaluation des risques et une planification de la sécurité. Après le rendez-vous, nous essayons de la soutenir car c’est la femme qui connaît le mieux son agresseur, c’est elle qui sait ce dont elle a besoin. Quand on est dans un contexte de violences conjugales, on n’a pas le temps de se concentrer sur ses propres besoins, on est absorbé par le devoir de satisfaire ceux de l’agresseur. Donc nous créons cet espace où elles peuvent s’arrêter et réellement penser à ce qu’elles veulent et ce qui est le mieux pour elles et leurs enfants. »

Le Covid a évidemment aggravé cette situation, mais là encore, l’association a pris les choses en main pour que les victimes de violences conjugales puissent trouver de l’aide, même lorsque les déplacements étaient restreints et qu’elles ne pouvaient plus se rendre physiquement à l’ONG :

Photo illustrative: Pixabay,  CC0 1.0 DEED

« Au printemps dernier, nous avons collaboré avec un centre commercial, pour que les femmes puissent toujours trouver de l’aide dans un lieu sûr. L’idée derrière était de se dire que les femmes vont toujours faire les courses, donc même si le partenaire violent peut savoir où elle est grâce à son téléphone, cela reste un endroit sûr. On a essayé de se rapprocher des femmes autant que la situation nous le permettait. »

Branislava revient également sur Bright Sky, une application lancée l’année dernière. Gratuite, elle a été créée en collaboration avec les services de police et le ministère de l’Intérieur :

Photo: Nadace Vodafone Česká republika

« L’application comprend une fonctionnalité, Mon Journal, dans lequel la femme peut rassembler des preuves, comme des photos, des vidéos ou enregistrements vocaux. Et les preuves ne sont pas stockées directement dans le téléphone si elles veulent accumuler des preuves, c’est fait de manière sécurisée.[...] Comme nous avons développé Bright Sky avec la police et si une femme arrive avec des preuves recueillies sur l’application, c’est plus simple pour eux de  prendre une décision d’éloignement par exemple. »

Comme le rappelle la responsable du centre Rosa, seulement 8% des femmes victimes de violences conjugales portent plainte. Une des principales difficultés est la collecte de preuves. La majorité des femmes qui s’engagent dans cette démarche sont victimes de violences conjugales physiques et doivent encore endurer un processus très long avant que leur plainte n’arrive devant le juge.

Les violences conjugales, pas toujours synonymes de féminicide

La majorité des violences domestiques ne font donc pas l’objet d’une plainte, d’autant que les violences psychologiques, le harcèlement, les humiliations et les menaces, sont souvent renvoyées au second plan médiatique et social, considérées comme des accidents mineurs, de simples disputes de couple dont il ne faut pas s’inquiéter.

Photo illusttrative: cottonbro,  Pexels

Hélène* est arrivée en Tchéquie pour devenir restauratrice d'œuvres d’art. Elle fait la rencontre de cet homme, Petr*, conservateur de musée alors qu’elle commence son stage. Déjà son instinct l’alerte :

« Il y a une mini-moi qui est apparue dans ma tête et qui me disait ‘Mais arrête, y a un truc bizarre, là’. C’était différent, comme s’il me mettait le grappin dessus : ‘Vite elle repart dans trois mois, je n’ai pas beaucoup de temps.’ »

Les attentions répétées de celui qui se présente comme le compagnon parfait finissent par endormir ses premiers soupçons. Commencent deux années d’allers et retours entre la France, pays d’origine d’Hélène, et la Tchéquie :

« Il était toujours gentil et serviable avec moi, toujours à me faire des compliments. Alors, au bout d’un moment, on s’endort. »

Finalement Hélène pose ses valises chez lui, mais ses projets de restauration de tableaux ne verront pas le jour pendant sept ans :

« C’est resté au placard, et les tableaux qui ne sont pas encore terminés, je les avais commencés en 2010, en France. »

Un premier geste à forte valeur symbolique, qui présage déjà de la mise sous cloche de sa passion. A Prague, Hélène donne des cours d’arts plastiques et souhaite commencer un doctorat. Quand Petr, son conjoint, lui fait part de son envie de fonder une famille, Hélène est très claire à ce sujet :

« Je lui explique clairement qu’avoir des enfants n’est pas une priorité dans ma vie. Ma priorité, c’est celle de toujours, depuis mes quinze ans, c’est être restauratrice de tableaux. C’est ma passion. »

Photo illustrative: Jonathan Borba/Pexels

Son conjoint ayant une dizaine d’années de plus qu’elle, elle comprend aussi son désir d’enfant et tombe finalement enceinte la première année de son doctorat. Les violences commencent à la naissance de leur premier enfant :

« Je voulais recommencer le cours et il me répond qu’il n’en était pas question. On en avait discuté avant que je sois enceinte et il m’avait dit qu’on prendrait une baby-sitter donc je ne comprenais pas. »

Privée de la possibilité de reprendre son doctorat et ses cours, Hélène subit cette première violence, d’ordre économique.

En République tchèque, les crèches publiques sont très rares et les places sont chères. Pour pouvoir reprendre une activité professionnelle, il faut donc payer des crèches privées peu abordables. Il est en réalité souvent plus avantageux financièrement pour l’un des parents - le plus souvent la femme - de ne pas travailler et de se consacrer à l’éducation de l’enfant et à l’ensemble des tâches qui lui incombent, durant les premières années.

Dans le cas d’Hélène, le scénario est cousu de fil blanc et son conjoint lui renvoie ce schéma traditionnel qu’elle voulait absolument éviter, les remarques blessantes en prime :

« Tu ne vas pas aller travailler, une mère qui travaille, c’est une mauvaise mère. Tu devrais avoir l’instinct maternel, les mères ont l'instinct maternel, sinon tu n’es pas une vraie mère. »

« De toute façon tu n’es pas une vraie restauratrice, et tes activités avec les enfants c’est du bricolage. Ce n’est pas comme aller donner des cours à la fac, comme moi, ou être conservateur de musée. »

Un environnement familial traditionnaliste et rigide

Le basculement n’est pas seulement le fait de son mari, sa belle-famille aussi est complice de la situation :

« La grand-mère tchèque est venue me remercier. J’ai su ensuite qu’elle avait toujours voulu être grand-mère, donc pour elle c’était un cadeau que je leur faisais ! Je me suis sentie bizarre, comme si je n’étais qu’un utérus sur pattes qui lui faisait des petits-enfants pour qu’elle se sente grand-mère. »

Finalement, elle réussit à reprendre l’animation d’une heure de cours d’arts plastiques. Plus une sortie qu’une véritable activité professionnelle.

Lorsque Hélène se confie plus tard à sa belle-famille sur les agissements de leur fils, ces violences sont niées et rejetées car, pour eux, ce genre d’affaire se règle dans le cercle privé.

L’art et une psychothérapie comme issue

S’installe dans son quotidien une alternance de trois phases classiques dans une relation violente: tension, violence et retour de la paix, une succession de montagnes russes émotionnelles qui épuisent psychologiquement.

Pour Hélène, le déclic a lieu six ans après le début des humiliations :

Photo: marcellomigliosi1956,  Pixabay,  CC0 1.0 DEED

« Il en arrivait jusqu’à me filmer alors que j’étais sur le canapé en train de pleurer et il me disait que je terrorisais les enfants. Mais je voyais un sourire en coin. Et ça me poussait tellement à bout que je l’ai giflé deux fois. […] Et en même temps, je commençais à avoir des pensées suicidaires. […] Entre cette gifle et ces pensées suicidaires, je me suis un peu réveillée tout d’un coup. »

Commence une psychothérapie, que son conjoint ne cessera de dénigrer, mais Hélène se détache peu à peu de l’emprise e son mari. L’art aussi occupe une place importante dans son cheminement. Planches de BD, fables et sketchnotes, sont autant de supports qui lui permettent de se « défouler », selon ses termes, et de prendre du recul grâce aux personnages qu’elle invente.

Mais lors d’une ultime dispute, il y a eu une escalade des violences, physiques cette fois. Hélène en a gardé des bleus les jours qui ont suivi. Finalement, au retour de vacances en France et grâce à l’aide de ses parents et de ses amis auxquels elle s’est confiée, Hélène déménage et reprend peu à peu le contrôle sur sa vie : ses restaurations ornent ses murs et elle a recommencé son activité professionnelle. Après huit ans sans avoir pu l’exercer, certaines notions et techniques ont été oubliées et elle doit les réapprendre. Mais chaque avancée, personnelle et professionnelle, se savoure :

« Reconstruire sa vie, personnelle, professionnelle et amoureuse, c’est ça finalement qui te ressource, te répare aussi, et te venge d’une certaine manière parce que tu sais que c’est tout ce qu’il voulait détruire. »

Le combat n’est pas encore gagné, sa psychologue a diagnostiqué des symptômes de paranoïa, conséquence de son passé. Deux ans après s’être séparée de son conjoint, la question de la garde de leurs deux enfants n’est toujours pas réglée, et ils habitent dans le même quartier :

« Je n’irai pas porter plainte. Ça ne réparera rien, ça me fera perdre du temps, de l’énergie et je suis épuisée, je suis obligée de continuer à aller chez la psy et la procédure pour la garde n’est pas terminée, ça fait deux ans que ça dure. »

La reconstruction constitue une épreuve en elle-même, comme l’explique Branislava du centre Rosa :

« Une des difficultés, c’est la seconde victimisation. Si la femme part, elle doit toujours être en contact avec son agresseur, par les enfants, ou parce qu’elle doit suivre une thérapie avec le conjoint violent, ce qui ne l’aide absolument pas à se reconstruire après les violences qu’elle a traversées. Il y a un manque de respect et de prise au sérieux de son expérience, qui peut lui renvoyer l’idée que ce qu’elle a vécu n’était pas si grave. Le problème est le manque de soutien des institutions de ce point de vue-là. »

Source: Conseil de l'Europe

Cette remarque résonne particulièrement lorsque l’on sait que la République tchèque n’a toujours pas ratifié la Convention d’Istanbul, ce traité international qui offre un cadre juridique pour la prévention de la violence contre les femmes, la protection des victimes et la fin de l’impunité des auteurs de violences. La République tchèque fait partie de la poignée de pays membres de l’UE à ne pas encore être juridiquement liés par ce texte, comme la Hongrie et la Slovaquie notamment.

Si vous êtes en République tchèque et que vous êtes victime ou témoin de violences domestiques, vous pouvez appeler le 116 006, disponible 24h sur 24 et 7 jours sur 7 ou contacter la fondation Rosa au +420 602 246 102, par mail [email protected] ou par tchat sur leur site : rosacentrum.cz

*Les prénoms ont été modifiés.