Visite chez Lenka Reinerova ( I. )
"Promenade au lac des cygnes", c'est sous ce titre trompeur que les éditions L'Esprit des Péninsules ont publié en France trois récits de Lenka Reinerova. Née en 1916 à Prague, cette femme de lettres et journaliste est une mémoire vivante du XXe siècle. A l'instar de ce siècle des catastrophes, l'existence de Lenka Reinerova a été difficile et mouvementée. En 1938, elle a émigré en France où elle a été emprisonnée pour se retrouver ensuite dans un camp d'internement nord-africain. Elle a passé la Deuxième Guerre mondiale au Mexique. Avant son retour à Prague, elle a vécu quelque temps à Belgrade. Revenue dans la capitale tchèque, elle devait passer encore une année dans la prison communiste avec les victimes des purges staliniennes des années 50. Réhabilitée en 1964, exclue du Parti communiste et interdite de publication après l'invasion soviétique en 1968, elle allait survivre à toutes les vicissitudes de l'occupation soviétique pour être témoin, en 1989, de la chute du régime communiste. Figure emblématique de la coexistence des cultures allemande et tchèque en Bohême, elle vit aujourd'hui à Prague, continue à écrire et à publier ses livres. Elle m'a accueilli dans son appartement pragois pour me parler de sa création littéraire et de sa vie.
"Vous avez raison, ma vie a été telle que je ne sens pas le besoin d'inventer quelque chose. Je ne pense pas que ce soit seulement mon cas, mais que c'est un cas typique pour les gens de ma génération. Si on a survécu à toutes ces catastrophes qui se sont produites au XXe siècle, on a assez d'expérience. La vie a été tellement riche, dans les sens positif et négatif, que je ne sens pas la nécessité d'inventer quelque chose. Je me rappelle ce qui a été, je me rappelle les gens que j'ai rencontrés pendant toutes ces années et dans tous ces pays où j'ai été. Dans la plupart des cas, ce n'était pas mon choix. Naturellement, il faut un peu de fantaisie, il faut raconter toutes ces choses. Mais au fond, je les ai vécues, c'est mon expérience et je sens la nécessité de les raconter."
On sait aussi que c'était une vie très riche, pleine de mouvement et pleine d'aventures. Pourriez-vous dire quels étaient les grands moments, les grands tournants de votre vie?
« Peut-être le moment où, tout d'un coup et sans l'avoir voulu, je me suis retrouvée à Paris. Jeune fille de Prague, à une époque où l'on ne voyageait pas aussi fréquemment qu'aujourd'hui. Ca a été une grande aventure, tout à coup j'étais à Paris et j'avais mauvaise conscience parce que j'étais une émigrée, mon pays était occupé par les nazis allemands, et moi, j'étais heureuse à Paris. Puis, il y a un autre moment, lorsque, au début de la guerre, j'ai été arrêtée pour la première fois. C'était bien différent, naturellement. Pour la première fois de ma vie, je suis devenue un objet de la volonté des autres. Je ne pouvais rien décider de moi-même, on a tout décidé pour moi ou contre moi. Je suis restée six mois dans l'isolement et le peu de français que je connais, je l'ai appris là, en lisant, parce que, heureusement, on pouvait lire dans cette prison. Un jour, un lecteur allemand m'a demandé quel avait été le moment le plus heureux de ma vie. Je pense que ça a été le moment quand ma fille est née, quand, pour la première fois, j'ai vu ce petit être ..."
Revenons encore au chapitre français de votre vie. Quels sont les souvenirs que vous gardez de cette période-là ? Vous souvenez-vous de cette période plutôt avec nostalgie ou avec amertume?
« C'est drôle, il y a quelques années, j'ai assisté à une conférence qui s'intitulait L'exil à Paris. Alors, je me suis rendu compte que, vers la fin des années trente, j'avais vécu à Paris pendant une année, et que la moitié de cette année je l'avais passée en prison. Chaque fois que je reviens désormais à Paris, cela m'arrive quelques fois, je suis éprise de cette ville, c'est une ville très belle, qui a de l'esprit. Non, je ne garde aucune rancune enevrs Paris. »
Pourquoi vous a-t-on emprisonnée?
"Nous étions tout un groupe d'intellectuels tchèques et on ne savait même pas pourquoi. Il paraît que cela avait à faire avec différents groupements dans l'émigration tchèque en France. C'était au commencement de la guerre et nous étions victimes des intrigues dans les différents groupes qui étaient là. Et puis c'était la Drôle de guerre..."
Dans vos livres, vous parlez beaucoup de Prague. Prague est la ville où vous vivez maintenant, Prague est la ville où vous êtes revenue pendant toute votre vie. Quel est le rôle que Prague a joué dans votre vie et dans votre oeuvre?
"D'abord, c'est ma ville natale et puis, objectivement, c'est une ville très belle aussi. C'est la ville où j'ai grandi, où j'avais toute ma famille que j'ai complètement perdue pendant la guerre dans l'holocauste. J'y avais aussi beaucoup d'amis qui ne sont plus. C'est la ville que je connais, où je me trouve vraiment chez moi. Elle a eu aussi la chance, pendant la dernière guerre mondiale, de ne pas être bombardée, donc la ville est toujours là et je sens sa continuité. J'ai été dans beaucoup d'autres villes qui sont belles et très intéressantes aussi, mais Prague c'est une ville que je connais et j'ai l'impression qu'elle me connaît aussi. Je dis souvent que c'est une petite grande ville, il y a une certaine intimité. A Prague, on peut encore marcher à pied."
Dans les années trente, vous faisiez partie d'un groupe d'intellectuels allemands de Prague. Est-ce que vous vous souvenez encore de quelques grandes figures de cette période-là?
"Vous savez, on ne devrait pas oublier que la jeune et petite République tchécoslovaque était dans les années trente une république démocratique. Ce n'était pas le cas de la Hongrie ou de la Pologne, par exemple. C'était un pays démocratique et voisin de l'Allemagne nazie, de l'Allemagne d'Hitler. Nous avions ici un très grand nombre d'émigrés allemands, antifascistes, juifs, etc., et cela a enrichi la vie intellectuelle à Prague. On avait dans ces années-là deux théâtres de langue allemande, on avait tout d'un coup de formidables acteurs et artistes qui étaient très heureux de pouvoir vivre et travailler ici. On avait des journalistes, des écrivains etc., etc. Et moi, quand j'avais 19 ans, on m'a proposé un poste, que j'ai accepté avec enthousiasme, dans un journal qui avait émigré, pour ainsi dire, de Berlin nazi à Prague. Je suis donc entrée dans un groupe d'intellectuels allemands, ce qui était très intéressant pour moi. Il y avait, par exemple, le grand philosophe allemand Ernst Bloch, il y avait aussi l'écrivain Egon Erwin Kisch qui est devenu un bon ami à moi pour le reste de sa vie. Je connaissais toute sa famille."
Reste-t-il encore quelque chose de cette atmosphère intellectuelle de Prague d'avant-guerre, ou tout cela a-t-il été détruit par la guerre et l'holocauste?
"Je pense qu'il en reste très peu. Mais cela me paraît assez naturel parce que la vie a tellement changé, la façon de vivre a tellement changé. Alors il me paraît assez naturel que ce soit bien différent maintenant..."