Voltaire au pays de la fantasy
Toute la vie de Karel Jerie est liée à la bande dessinée. Il a créé sa première BD déjà quand il était élève en première classe à l’école élémentaire et ce genre artistique n’a jamais cessé de l’attirer et de l’amuser. La BD a pour lui un charme particulier parce que, comme il dit, « sur le petit espace d’une page peuvent se dérouler des histoires gigantesques. Cela ne dépend que de l’habileté et de la fantaisie de l’auteur ». Karel Jerie a déployé sa fantaisie entre autres en adaptant pour la bande dessinée Candide, le célèbre conte philosophique de Voltaire.
Né en 1977, Karel Jerie a étudié la peinture à l’Académie des Arts à Prague et a réussi à perfectionner sa technique artistique jusqu’à devenir un virtuose du dessin. Inspiré par les films de science-fiction et les jeux vidéo, il créée des mondes fantastiques peuplés de héros d’avenir, supermen, démons, mutants et d’autres créatures imaginaires. Cette fois-ci, il a trouvé cependant son inspiration chez Voltaire, la grande figure de la philosophie française du XVIIIe siècle. Il explique comment cette inspiration lui est venue :
« Ce n’était pas du tout une impulsion littéraire mais j’ai connu ce sujet grâce à l’opéra-comédie musicale de Leonard Bernstein qui était une adaptation de Candide. Et après avoir vu cette adaptation, j’ai eu envie aussi de connaître le texte de Voltaire. J’ai lu donc le conte qui est resté en moi et faisait sans cesse surgir de ma tête de nouvelles idées. Le sujet a donc refusé de me lâcher. »Candide est une fable philosophique dans laquelle Voltaire raconte avec une ironie corrosive l’histoire d’un garçon bon et naïf.. Candide tombe amoureux de Cunégonde, fille d’un baron de Westphalie, et ose donner un baiser à sa bien-aimée. Et c’est le début d’une longue série de malheurs qui s’abattent sur lui. Chassé du château du baron, il se laisse enrôler dans l’armée bulgare, assiste à la boucherie de la guerre, s’enfuit et part pour Lisbonne où il arrive le jour d’un tremblement de terre catastrophique qui anéantit toute la ville. Echappé par miracle, il retrouve sa Cunégonde et embarque avec elle au Paraguay pour subir dans le Nouveau monde de nouvelles épreuves et de nouveaux malheurs. Il ne cesse de croire malgré tout au philosophe Panglos, son maître, qui lui a enseigné la doctrine optimiste selon laquelle nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. L’histoire de Candide a donné à Karel Jerie une riche matière de réflexion :
« Ce roman qui est plutôt une longue nouvelle a été conçu par l’auteur comme une satire d’époque. Et si vous le regardez de notre point de vue, vous voyez qu’il n’y a pas finalement de grands changements dans la société et dans la politique. Il suffirait donc de remplacer le XVIIIe siècle par les décors de notre temps, car Candide est toujours actuel. »Cruellement puni pour la bonté de son cœur et sa naïveté, Candide fera presque le tour du monde, il perdra de nouveau Cunégonde, il échappera plusieurs fois de justesse à la mort, on le bat, on lui vole ses biens. Et ce n’est qu’après avoir vécu d’innombrables aventures qu’il retrouve Cunégonde, enlaidie et aigrie, l’épouse et finit par s’installer avec elle et Panglos dans une métairie. Il résume l’expérience de toute sa vie par la célèbre maxime souvent citée : « Il faut cultiver son jardin ». Ses aventures ont permis à Voltaire de donner une image superbement ironique de la cruauté et des absurdités du monde et de démontrer que presque toute l’histoire est une suite d’atrocités inutiles. Karel Jerie s’est inspiré du chef-d’œuvre de Voltaire très librement :
« Nous pouvons révéler qu’il s’agit d’un récit composé de deux histoires qui se déroulent parallèlement et à la fin se confondent. C’est d’abord l’histoire d’un cosmonaute qui trouve un manuscrit dans lequel le docteur Schnabel raconte les aventures de Candide. Le cosmonaute plonge dans la lecture et à ce moment-là, le récit principal commence. A la fin, le cosmonaute reprend son expédition et nous revenons au vaisseau spatial. »Le lecteur de la BD de Karel Jerie se retrouve dans un monde fantastique où le château de Westphalie flotte dans l’air comme Laputa dans Les voyages de Gulliver et les hommes ressemblent souvent à des animaux. Dans cet univers vaguement historique évoluent des personnages violemment caricaturés mais aussi des animaux réels et fantastiques. Candide chevauche par exemple un gentil dinosaure. Les costumes situent les personnages tantôt à l’époque baroque, tantôt dans l’Empire ou plus tard au XIXe siècle. Certains personnages sont de véritables monstres, d’autres, notamment les militaires, sont visiblement inspirés du Brave soldat Chveik de Jaroslav Hašek. Et l’auteur ajoute dans ce cocktail d’époques et de styles aussi des éléments de science-fiction. Il révèle quelques-unes des multiples sources de son inspiration :
« J’ai étudié les caricatures d’époque, que ce soit celles du XIXe ou du XVIIIe siècles et quand vous regardez ces dessins, vous vous rendez compte que beaucoup de souverains et de grands seigneurs de ce temps-là sont caricaturés et reçoivent l’apparence d’animaux. Alors je me suis dit pourquoi ne pas faire la même chose. C’est donc l’inspiration de la caricature du XXe siècle mais aussi celles des époques antérieures. »Le monde dans lequel Karel Jerie fait évoluer son héros surprend donc le lecteur à chaque pas. Il est plein de couleurs et de formes, plein de créatures bizarres qui ne peuvent exister que grâce à la fantaisie exacerbée de l’auteur. Karel Jerie a conçu les aventures de Candide comme une trilogie. Le premier tome sorti en 2013 aux éditions BB/Art est intitulé « Le roi des Bulgares ». Les deux autres tomes ) à paraître s’intituleront « Le Grand inquisiteur » et « L’Eldorado ». A ceux qui penseraient que sa façon d’adapter les œuvres littéraires pour la BD est trop libre et qu’il manifeste peu de respect pour les grands classiques, l’auteur répond :
« Je pense que raconter dans la BD d’une façon didactique et exacte le sujet d’une œuvre classique, n’est pas un bon chemin. Quand l’auteur choisit une œuvre littéraire pour l’adapter, il devrait la pousser un peu plus loin. Je ne veux pas dire par là qu’il faut absolument démolir et reconstruire l’œuvre en question mais il devrait y investir quelque chose qui lui est propre. L’œuvre pourrait devenir ainsi plus amusante et plus captivante pour les lecteurs que si elle n’était que racontée et illustrée sans cet apport personnel. »