Xavier Galmiche : « La bohémistique est une discipline au nom qui fait sourire et rêver »
L’universitaire et traducteur Xavier Galmiche est récemment devenu le premier Français à recevoir le prix Premia Bohemica. Au nom du Ministère de la Culture, la Bibliothèque régionale de Moravie (Moravská zemská knihovna, MZK) accorde cette récompense à des bohémistes ou traducteurs étrangers qui participent à la diffusion de la littérature tchèque dans leur pays.
Que représente pour vous ce prix Premia Bohemica ?
« C’est un prix qui est destiné aux personnes – peut-être un peu marginales – qui se consacrent à la propagation de la littérature tchèque partout dans le monde. La liste des lauréats est telle que c’est un honneur. La première récipiendaire de ce prix en 1993 est Susanna Roth, qui était une grande spécialiste de Němcová et de Hrabal, est assez mythique. A mon avis elle incarne ce qu’est la bohémistique, cette discipline dont on sourit à cause du nom souvent, et ce qu’elle peut produire de meilleur. »
C’est vrai, ça fait sourire quand on dit qu’on est bohémiste ?
« Les gens ne savent pas très bien ce que ça veut dire, ça fait un peu rêver aussi puisque la Bohême fait partie de ces contrées méconnues dont le nom semble échappé d’un conte… Donc on a du mal à faire équivaloir ce nom avec une discipline scientifique qui recouvre la linguistique, l’histoire de la littérature, etc. »
Alors c’est quoi être bohémiste pour vous aujourd’hui ?
« Pour moi être bohémiste en fait c’est une partie de mon travail. Je suis professeur de littérature tchèque et de culture centre-européenne et j’insiste beaucoup sur la deuxième partie du syntagme, parce qu’en fait je pense qu’il est impossible de parler de littérature tchèque seulement. Mes efforts consistent à parler de cette culture fort méconnue dans son contexte – notamment le voisinage compliqué avec les Allemands, les relations importantes et très meurtries avec les Juifs, etc. »
Rémanence linguistique et diaspora
Diriez-vous la même chose par exemple de la littérature polonaise ou est-ce propre à la littérature tchèque selon vous ?
« Il y a une grande centralité de la Pologne dans cette Europe centrale et orientale. C’est un grand pays dont la culture est reconnue grâce à une émigration très active depuis le temps du Romantisme. Les Tchèques sont moins forts numériquement et surtout ce qu’on appelle la rémanence linguistique – la capacité à se souvenir de sa langue sur plusieurs générations – est quasiment nulle comparée aux Polonais. Il peut arriver à un Tchèque émigré d’oublier sa langue en vingt ou trente ans. Chez les Polonais, on parle encore polonais cent ans plus tard. C’est une grosse différence, cela prouve des choses sur l’identité. Ce qui m’intéresse aussi dans l’identité des Tchèques c’est qu’elle est compliquée, un peu hésitante – et l’hésitation peut aussi être une vertu. »
C’est une différence souvent notée à l’étranger : les Polonais se regroupent souvent en diaspora alors qu’un Tchèque émigré sera davantage solitaire…
« Oui, même si cela n’a pas toujours été vrai. J’ai commencé à apprendre le tchèque dans les années 1980 et ai commencé à l’enseigné dix ans après quand tout s’est ouvert après la chute du mur de Berlin et on peut dire que Paris à ce moment-là a été une capitale de l’exil et de la création tchèques, de façon moins organisée et même organique que l’émigration polonaise, mais quand même : cela a existé et il est peut-être temps d’écrire cette histoire-là. »
Une grande figure de cet exil tchèque à Paris a disparu récemment. Qu’évoque le nom d’Antonin Liehm pour vous ?
« Pour moi il était surtout le directeur de la Lettre internationale, l’une des grandes revues de l’émigration mais qui n’était pas seulement destinée aux émigrés. Elle était publiée en plusieurs langues et en recherche de dialogue avec les autres cultures par rapport à Svědectví à Paris ou Listy à Rome, les revues de l’establishment tchécoslovaque des années 1950 émigré. »
Premiers contacts avec la langue tchèque et arrivée à Prague
Vous disiez que vous avez appris le tchèque dans les années 1980 ; cela date de votre service militaire, dans ce qu’on appelait la coopération…
« Oui, j’étais coopérant culturel. J’avais essayé d’échapper au service militaire pur jus et on m’a donné le choix entre Catane et Prague pour faire fonction d’attaché culturel. Je me suis dit que j’allais garder le soleil pour mes vieux jours et ai tenté le coup à l’Est. »
En quelle année ?
« C’était en 1986. J’avais découvert Prague deux ans avant à l’invitation de Václav Jamek que j’avais connu à l’Ecole Normale Supérieure. Donc je connaissais assez le pays pour m’apercevoir que je n’y comprenais rien. C’était intéressant d’y retourner pour gratter un peu sous la surface. »
Quel pouvait être le rôle d’un attaché culturel à Prague à la fin des années 1980 ?
« C’était une atmosphère très étouffante dans le pays. Dans l’ambassade même aussi, car j’ai eu la malchance de tomber sur un conseiller culturel particulièrement obtus… Mais par ailleurs c’était une période de renaissance un peu des relations intellectuelles entre Français et Tchécoslovaques dans la dissidence. J’avais été en particulier mis en contact avec l’association Jean Hus. C’était très intéressant même si je dois avouer que je ne comprenais pas grand chose, ni au tchèque ni à ces conférences pendant les séminaires clandestins de philosophie. J’ai toujours pensé qu’une partie de mon attachement à Prague était liée au fait qu’une grande partie m’échappait, que j’y étais un peu en somnambule. »
« Ça sentait la chaussette et le thé »
Avez-vous des souvenirs particuliers de ces séminaires d’appartement ? Etiez-vous suivi par la StB, la police du régime communiste ?
« Oui, je pense, un peu comme tout le monde, même si je ne faisais pas partie des gens importants. A part à la fin où les choses ont commencé à se gâter un peu… C’était étonnant : une atmosphère à la fois de conspiration mais aussi de grande convivialité. Ce qui m’a étonné, en particulier aux séminaires du philosophe Ladislav Hejdánek, c’est qu’on était dans un petit salon de ces habitations tchécoslovaques peu confortables surchauffées. On était tous en chaussettes – ça sentait la chaussette et le thé, je m’en souviens. Cela était à la fois sublime, avec quelque chose de l’ordre du combat pour la vérité tout simplement, et extraordinairement familier. »
Avez-vous croisé de grandes figures de la dissidence devenues plus tard des personnalités de la scène politique, Václav Havel par exemple ?
« Non, je l’ai croisé très fugacement. Je travaillais juste avant 1989 sur un livre sur Prague avec Petr Král, qui vient lui aussi de disparaître, et je me souviens de Petr Pithart, penseur politique détonnant à l’époque déjà, qui parlait beaucoup du passé centre-européen de la Bohême et qui est devenu un ténor par la suite, au Sénat et à la tête du gouvernement. »
Jakub Deml, un immense poète
Quel est votre premier coup de cœur littéraire tchèque ?
« Je suis tombé dessus par hasard. J’ai ouvert une des armoires fortes d’un des bureaux de la rue Štěpánská, là où est l’Institut français de Prague aujourd’hui et là où était le service culturel. J’y ai trouvé des samizdats, qui je pense étaient destinés à passer les frontières pour un fonds de documentation à l’Ouest. J’ai ouvert l’édition samizdat des œuvres de Jakub Deml, un immense poète, un prêtre, représentant d’une poésie catholique à la fois moderniste et traditionnaliste – très bizarre. Alors là, je n’ai vraiment rien compris mais j’ai lu ça avec passion. J’ai toujours eu l’envie d’en traduire. Erica Abrahams a traduit de très belles choses de lui, moi je n’y suis jamais arrivé. J’en profite pour dire que celui qui m’a poussé à lire Deml, cette espèce de soleil noir de la littérature du début du XXe siècle, est Jan Vladislav, qui a émigré à Paris en 1981 et été celui qui m’a le plus apporté et inspiré sur la culture tchèque. »
Quel a été le premier texte que vous avez traduit ?
« Je crois que j’ai traduit avec une amie tchèque un texte du recueil de contes Fimfárum de Jan Werich. Nous n’avons jamais terminé, parce que ce sont des textes très drôles fondés sur des calembours – c’était donc très difficile et une très mauvaise idée de commencer par un tel texte, une bonne leçon ! Je viens de voir qu’une version française du recueil venait d’être publiée en français. »
Tůně, intraduisible
Y a t-il encore des mots tchèques qui vous paraissent intraduisibles ?
« Oui, plein, c’est le charme. Kundera a composé un dictionnaire de ces mots intraduisibles. Moi, je me suis piqué du mot ‘Tůně’, qui n’est vraiment pas traduisible en français, une sorte d’étang très petit et profond. Parfois en français traduit par ‘Trou d’eau’, ce qui n’est pas très euphonique. ‘Tůně’ est un très beau mot qui est très important selon moi dans la poésie, surtout du XIXe siècle, et qui est surtout une pièce du paysage tchèque – vous en trouvez dans la peinture et dans l’opéra : je pense que par exemple la Rusalka de Dvorak habite dans une ‘tůně’. »
Avez-vous un mot tchèque préféré ?
« J’en ai plein ! Je cite toujours ce mot utilisé par Kundera, ‘nesamozřejmost’, il parle de la ‘nesamozřejmost’ de la culture tchèque qui est vraiment un phénomène important, qui nous ramène à la question de géopolitique culturelle abordée au début de notre entretien. J’aime bien aussi le mot ‘prst’ – le doigt – qui est un de ces mots sans voyelles écrites, j’y vois toujours une sorte de figure d’étranglement – parfois la langue étrangle… »
« Je n’ai a priori pas compris le parcours linguistique de Kundera »
Vous avez cité Milan Kundera à plusieurs reprises. Nous avons récemment eu sur notre antenne la traductrice qui traduit en tchèque son œuvre écrite en français. Que vous inspire ce travail ?
« Beaucoup de perplexité. Je n’ai a priori pas compris le parcours linguistique de Kundera. Je ne comprends pas tout à fait son français et ne comprends pas non plus cette position de maître d’ouvrage qu’il impose à son œuvre : il décide à un certain moment qu’il écrit en français et n’écrit plus en tchèque. On attend en fait un peu des éclaircissements, je pense qu’il y a un peu de jeu de sa part, pour se cacher derrière différents avatars. C’est quelqu’un qui a changé en passant d’une langue à l’autre. Par ailleurs, il est vraiment la personnalité la plus connue. Je suis en train de terminer une étude sur la réception de la littérature tchèque dans les pays francophones depuis 1989 et au point de vue des chiffres c’est absolument implacable – il est une sorte de statue du commandeur. »
Quand vous dites que vous ne comprenez pas tout à fait son français, ça veut dire quoi ? Que vous sentez le tchèque derrière ?
« Incroyablement. Pour cette étude, j’ai relu une bonne partie des citations faites dans la postface de l’édition de ses œuvres à la Pléiade et franchement d’une certaine façon c’est une langue extraterritoriale, ce n’est plus du tchèque mais pas tout à fait du français. Avec en particulier un usage très bizarre du système verbal, non seulement des temps mais aussi des modes, du subjonctif par exemple. C’est une langue mentale, de toute façon Kundera est un auteur mental, donc finalement il projette beaucoup de mens sur la lingua, pour parler de façon cuistre ! »
Auriez-vous un morceau de musique tchèque que vous aimeriez passer à l’antenne en ce début d’année ?
« La chanson Tůně – pour en revenir à ce dont on parlait précédemment – d’Oldřich Janota. »