Xavier Galmiche : « Mácha avait les moyens d’un grand roman romantique »
Au premier abord, la vie du poète Karel Hynek Mácha, né en 1810 et mort en 1836, semble peu enviable. Ce fut pourtant une vie riche, une vie intense, génératrice d’une grande œuvre poétique. Les textes traduits et réunis par Xavier Galmiche, dans le livre intitulé « Karel Hynek Mácha - Pèlerin et brigand de Bohême » sont autant de témoignages sur l’œuvre et la vie de celui qui est considéré aujourd’hui comme le fondateur de la poésie tchèque moderne. Voici la seconde partie de l’entretien dans lequel Xavier Galmiche, professeur de littérature tchèque à l’Université de Paris-Sorbonne, a présenté ce livre au micro de Radio Prague.
« Si je me limite aux traductions française, parce que je pourrais parler des traductions étrangères en particulier de la traduction italienne qui m’avait beaucoup inspiré, il y avait donc deux traductions de Mai. Celle de Jelínek et Pasquier de 1936 dont j’ai déjà parlé, et celle de Charles Moisse qui a paru dans les années soixante. Je dirais que la première était extrêmement et délibérément lointaine du modèle prosodique de Mácha. C’est-à-dire, c’était plutôt du vers libre, un peu, je pense, sous l’influence de la poésie de l’entre-deux-guerres. C’était une très belle réalisation mais c’était d’une certaine façon l’antipode de ce que je voulais faire. Je crois que les traducteurs se suivent mais ne s’opposent pas. C’était aussi une façon de laisser tranquilles Jelínek et Pasquier, mes illustres prédécesseurs, et de reconnaître les qualités de leur traduction tout en proposant une autre complètement différente.
Je me suis plutôt orienté vers la méthode de Moisse qui a recherché une poésie régulière avec des effets de refrain. Je reproche à Moisse de se laisser entraîner un peu par quelque chose de mécanique dans les mélodies populaires qu’il a beaucoup imprimées dans ses traductions alors que je pense que le texte de Mácha est justement quelque chose où il y a le modèle populaire, on l’entend, mais il y a justement aussi quelque chose d’hérétique et de parfois difficile. Et j’ai essayé de proposer une traduction qui soit à la fois compréhensible et où l’on comprend l’histoire, c’est quand même un poète qui raconte une histoire, mais où, quelquefois, on est déconcerté par la syntaxe et par l’association des sonorités. «
Dans votre livre il y a aussi une traduction du « Journal » de Mácha. Un texte qui a fait scandale et qui a été censuré. Qu’est-ce que ce texte nous dit de Karel Hynek, de son auteur ?« Alors bon, c’est un journal très providentiel. D’abord c’est un journal très court, qui représente quelques mois de la vie de Mácha et qui a été effectivement célèbre parce qu’il contient des passages érotiques, presque des passages pornographiques. Pour cette raison le texte a eu un destin éditorial compliqué. Il n’a pas été inclus dans les premières éditions et il circulait sous le manteau dans la période communiste qui n’avait pas inclus ce texte pour des raisons de pruderie que je ne m’explique toujours pas parce que quand même il ne faut pas exagérer. Ce texte n’a été inclu dans les œuvres complètes de Mácha que lors de la dernière réédition dans Česká knižnice (La Bibliothèque tchèque) il y a deux ou trois ans. Ce qui est bizarre, n’est-ce pas ?
Et ce qu’il nous dit, ce journal ? D’abord une sorte d’appétence littéraire pour la quotidienneté. Mácha est tout sauf un esprit déconnecté de la réalité. Il nous parle de la réalité de Prague. De la réalité de la société, de la réalité des corps. Et il y a quelque chose à la fois de très avide dans ce personnage qui aime faire l’amour, qui aime sa femme, qui la poursuit etc., et aussi quelques chose de désespéré dans cette avidité puisqu’on entend toujours dans ses notations une sort d’écho sombre de l’approche de la mort. »
Dans votre étude vous évoquez aussi la vie posthume de Mácha et le rôle que son œuvre et surtout son mythe ont joué dans la littérature et la société tchèques. Quel a été ce rôle ?
« En fait, après la première génération où Mácha a été incompris, il est devenu assez vite une sorte de héros pour les écrivains et cela à ce point que le titre de son poème le plus connu, ‘Mai’, est devenu le nom d’une revue dont, après, on a fait le symbole de toute une génération (Les adeptes de Mai). On peut dire que jusqu’en 1936, donc date du centenaire de sa mort, il a traversé toute l’histoire littéraire. Je retrace d’ailleurs dans la postface la vision qu’on peut avoir de l’histoire littéraire tchèque à travers la fortune de ce que j’appelle le mythe Mácha, c’est-à-dire la façon dont il a été compris, parfois fantasmé, et ce qui est spectaculaire, c’est que toutes ces générations s’y sont retrouvées. La génération décadente y a retrouvé cette espèce de bizarrerie avec beaucoup de fascination pour la mort et le sexe, la génération surréaliste ou disons l’avant-garde des années 1920-1930 s’est vraiment appropriée Mácha en reconnaissant en lui le précurseur de la modernité littéraire et cela a donc donné des publications très importantes au début des années 1930.Il y a un point d’orgue lorsque les cendres de Mácha qui étaient depuis le XIXe siècle au cimetière de Litoměřice, donc dans une partie qui tombait dans le territoire sudète, ont été solennellement rapatriées à Prague en signe de protestation contre l’annexion des Sudètes au Reich allemand. Et cet événement qui aurait pu n’être que littéraire est devenu un acte de résistance politique, donc on peut vraiment parler d’une sorte de symbiose de la culture et de la communauté nationale. »
L’œuvre de Mácha est restée à l’état fragmentaire. Il est difficile de ne pas se demander quelle aurait pu être la suite de sa vie et de son œuvre, s’il n’était pas mort si jeune. Je sais que la réponse ne peut être qu’une spéculation mais j’aimerais savoir pourtant ce que vous en pensez ?
« Il me semble que ce qui manque dans cette courte carrière, c’est l’appropriation d’un vrai art narratif. On sent bien que le jeune Mácha faisait des expériences autour du roman. Le seul grand roman que j’ai finalement traduit et inclus dans le volume, ‘Les Gitans’, est un roman à la fois très intéressant et très kitch, il faut le dire, et bien sûr ce qu’on aurait attendu ce serait un grand roman romantique. Je pense qu’il en avait les moyens. Et la deuxième chose que je voudrais ajouter et qui ne figure pas dans le livre, c’est qu’il y a dans une partie du roman qui a été publié, qui s’appelle Křivoklát et qui est un beau roman gothique, une sorte d’appendice, une postface de Mácha lui-même qui tourne en dérision son propre texte. J’attire votre attention sur ce texte parce que c’est quelque chose de formidable. Je crois qu’il y a chez Mácha ce trait peu présent à l’esprit des critiques d’aujourd’hui, une tendance à la satire, un ton facétieux que Mácha a partagé avec beaucoup de membres de sa génération. Je crois qu’effectivement une œuvre ultérieure qui n’a donc pas été, aurait oscillé sans doute, comme chez Victor Hugo, comme chez Musset auquel Mácha me fait tellement penser, entre, disons, pathétique romantique et esprit facétieux. »