1989 et moi et moi et moi – Michal Uhl : « La période communiste nous influence toujours aujourd’hui »
Dans notre série consacrée aux souvenirs des acteurs et témoins de la révolution de Velours, nous avons évidemment beaucoup interrogé ceux qui étaient adultes à l’époque des événements. Mais le changement de régime en 1989 a aussi changé la vie des enfants nés dans les années 1980 qui, sans la fin du communisme, auraient eu une vie d’adulte totalement différente aujourd’hui. Pour évoquer les souvenirs d’enfance de cette période, mais aussi les conséquences des journées de novembre 1989, Radio Prague Int. a interrogé deux enfants issus d’une famille importante de dissidents. Rencontre tout d’abord avec Michal Uhl, aujourd’hui directeur adjoint de la Maison de la coopération internationale à Prague, mais aussi membre du parti Vert.
Michal Uhl, bonjour. Vous aviez presque cinq ans au moment de la révolution de Velours de 1989. Cinq ans, c’est jeune. Mais je me dis que c’est un âge où un événement comme celui-ci peut ne pas totalement passer inaperçu chez un enfant. Est-ce que vous en avez des souvenirs, des images ?
« Oui, plutôt des images que des souvenirs concrets. Je me souviens de mon père revenant d’une manifestation. Il s’était fait tabasser. J’ai donc vu les traces sur son corps. Je me rappelle aussi que c’était une période où il y avait énormément de gens dans le rues. C’était une période très forte, au cours de laquelle beaucoup de choses ont changé dans ma vie : on a notamment déménagé d’appartement. C’est quelque chose de personnel, mais c’est lié à cette période. »
C’est bouleversant, pour un enfant, de voir son père revenir avec des marques et des bleus sur le corps…
« C’est marquant, mais peut-être que dans la pensée d’une enfant de quatre ou cinq ans on ne voit pas les bouleversements structurels. Pour moi, ce n’a pas été une période de changement en tant que telle, mais plutôt un moment intense. »
A la maison, la politique était le pain quotidien
Vos parents vous ont-ils expliqué, peut-être avec des mots pour les enfants, ce qui se passait ? Où étaient-ils trop occupés ?
« On en parlait tout le temps. Les débats familiaux étaient toujours sur la politique, sur les événements, sur ce qui se passait dans la société. Depuis que je suis né, toute mon enfance, on a discuté de politique. Mais pas avec des mots pour les enfants, mais avec un discours normal. Je suis né et ai été élevé dans une famille où la politique était le pain quotidien. »
La politique comme pain quotidien dans une famille, rappelons-le, de dissidents : votre père, Petr Uhl a été emprisonné, avant votre naissance, pour ses activités contre le régime communiste, votre mère, Anna Šabatová, que nous avons eu le plaisir d’accueillir plusieurs fois sur Radio Prague Int., était aussi signataire de la Charte 77. C’était ma question à laquelle vous avez déjà en partie répondu : quand avez-vous réalisé le rôle important qu’ont joué vos parents avant et après la révolution de Velours ?« Pour moi, le rôle de mon père a été important toute mon enfance. Je savais qu’après 1989, il avait été directeur de l’Agence de presse tchécoslovaque (ČTK), journaliste, puis conseiller pour les droits de l’Homme pour le gouvernement (entre 1998 et 2001, ndlr). Pour moi, c’était un homme lié à la politique, activement ou comme fonctionnaire ou comme journaliste. »
« Ma mère, qui avait aussi eu un rôle important dans la Charte 77, a décidé, au début des années 1990, de finir ses études. Elle s’est détachée de la politique, elle s’est mise à étudier puisqu’elle avait virée de l’université dans sa jeunesse. Elle a commencé à travailler. Et à la fin des années 1990-début des années 2000, elle a eu la possibilité de présenter sa candidature pour devenir médiatrice de la République. Elle n’a pas été élue, mais est devenue médiatrice-adjointe pendant six ans. Aujourd’hui elle est officiellement médiatrice et termine actuellement son mandat. »
« Quand elle a posé sa candidature, je dois dire que j’ai été un peu stupéfait. Je savais que mon père jouait un rôle important en politique, mais ma mère ? C’était un moment intéressant, pour moi, de repenser le rôle de ma mère et le rôle des femmes dans la Charte 77. Après la révolution de Velours, ça a été la plupart du temps les hommes qui ont occupé les places importantes dans le nouveau système : ministres, et autres. Mais les femmes qui avaient aussi joué un rôle important dans la Charte 77 ont été un peu laissées de côté. »Comment avez-vous vécu les années 1990, les années d’adolescence, après la chute du régime communiste qui a bouleversé la société ? Cela voulait dire aussi, pouvoir voyager, pouvoir faire des études, autant de choses qui vous auraient été sans doute impossibles si le régime était resté en place…
« J’ai commencé à fréquenter l’école française de Prague, destinée aux Français et étrangers vivant à Prague, avant la révolution. J’étais en petite section de maternelle. »
C’était possible ?
« Oui, car elle était acceptée par l’Etat. Et puis, c’était l’époque de la perestroïka, le régime n’était plus celui des années 1950. Pour le régime tchécoslovaque, les contacts avec la France étaient importants. Ce qui a changé après, c’était surtout la possibilité de voyager, de dire ce qu’on pense. Pour moi, c’est quelque chose d’important : la révolution nous a amenés les droits de l’Homme. Je réalise combien le changement de régime était important alors. »
La politique en héritage
Vous venez d’une famille très politique, vous-même avez été politisé dès le plus jeune âge. Aujourd’hui, vous êtes d’ailleurs engagé en politique, en tant que conseiller municipal pour le IIe arrondissement de Prague. L’engagement en politique est-il pour vous un engagement familial que vous poursuivez ?
« Oui et non. C’est plutôt une sorte d’héritage. Mon frère est avocat, il endosse aussi un rôle similaire, il travaille sur les questions d’immigration, il est engagé dans des affaires qui ont un lien avec le droit constitutionnel, ma sœur est journaliste, elle traite souvent de sujets qui concernent les droits de l’Homme, les droits sociaux. Et moi, je suis membre du parti Vert, conseiller municipal de Prague II. C’est un peu une façon de continuer le travail en effet. La famille nous a influencés d’une certaine façon, mais chaque enfant à sa façon de travailler avec. A l’âge de 18 ans, je suis entré au parti Vert et je suis au conseil municipal depuis une douzaine d’années. »Nos structures de pensée sont encore influencées par le passé
Vous avez été membre du conseil de surveillance de l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires qui, par le passé, s’est souvent retrouvé sous le feu des critiques. Comment jugez-vous le travail de cette institution créée en 2007 et contribue-t-elle au travail de mémoire sur la période précédant 1989 ?
« Je crois que le rôle de l’institution est aujourd’hui positif. Les débuts étaient un peu idéologiques. Pendant période de cinq ans où j’ai été membre du conseil, le travail a été de changer le concept de l’institution, d’être plus scientifique, d’avoir un plus grand respect sur la méthodologie historique, d’avoir des publications plus scientifiques et moins idéologiques. Je pense que ce changement est accepté par la communauté des historiens. Je pense que la façon dont les gens travaillent aujourd’hui dans cette institution est accepté par un large public, par les politiques de la gauche et de la droite. Je suis satisfait du travail de l’institution, qui a aussi développé un rôle important dans les écoles. L’un des problèmes dans l’enseignement en Tchéquie, c’est qu’on ne travaille pas sur la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. On parle beaucoup du XIVe siècle, des Hussites, de l’Egypte ancienne, mais on a du mal à discuter de de l’histoire du temps présent. »Dans un entretien accordé au Monde il y a quelques mois, l’historienne américaine Marci Shore parlait des traces que les deux régimes totalitaires, le nazisme et le communisme, ont pu laisser dans la psyché des pays concernés. Elle pointe aussi du doigt le fait que certains de ces anciens pays satellites de l’Union soviétique ou même la Russie, n’ont pas fait de travail de fond pour analyser les conséquences et les répercussions de cette période. Comment voyez-vous les choses alors que l’on fête cette année les trente ans de la fin du communisme ?
« C’est un travail en cours. Ce qui est intéressant, c’est plutôt de réfléchir aux mécanismes de la dictature parce qu’on les voit aujourd’hui aussi. Si on ne réfléchit pas aux mécanismes, on peut être tenté de se dire : ‘ce ne sont pas les communistes, alors tout est bon’. Or c’est très primitif. Il faut regarder et réfléchir à comment le passé nous influence, comment les systèmes anti-démocratiques se manifestent aussi aujourd’hui et comment nos structures de pensée sont influencées par le passé. »
« Sûrement, les quarante ans de la période communiste et surtout les vingt années qui sont suivi 1968 sont fortement imprimées dans la mentalité des gens de notre société. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les gens qui ont une quarantaine d’années sont politiquement à droite car c’est une réaction. C’est aussi une raison pour laquelle les pays de l’Est sont incapables de trouver un narratif commun avec des pays occidentaux comme la France ou l’Allemagne. La période communiste nous influence toujours aujourd’hui car c’est une rupture culturelle entre l’est et l’ouest de l’Europe. C’est un des fossés à analyser pour pouvoir le combler, le surpasser. »« C’est quelque chose que l’on voit toutefois moins avec les nouvelles générations, ces jeunes sont plus européens, avec une identité européenne. Il faut attendre le renouvellement de la population. Cela va prendre encore trente ou quarante ans… »
Rendez-vous bientôt avec la sœur de Michal Uhl, la journaliste Saša Uhlová, qui, elle, avait douze ans au moment de la révolution de Velours.