A la rencontre des skaters de Letná
A l’endroit où il y avait un temps une statue de Staline, l’esplanade de Letná est devenue le repère privilégié des skaters pragois, au point qu’ils l’ont rebaptisée, la « Stalin Skate Plaza ». Des dizaines de skaters, de plusieurs générations et venus des quatre coins de l’Europe se partagent l’un des meilleurs spots du monde.
Le soleil tape sur la Stalin Skate Plaza. L’esplanade est bondée. Un joyeux et ordonné bazar y règne. Touristes, enfants, joggeurs, promeneurs, étudiants et jeunes actifs côtoient dans le même espace plusieurs dizaines de skaters. La musique est couverte par les bruits caractéristiques de ce sport urbain, ceux produits par les roues, le décollage de la planche, le frottement de celle-ci avec l’obstacle et la réception. Des encouragements et quelques exclamations ajoutent un peu de relief au brouhaha ambiant.
Assis dans un recoin de la place dominée par le métronome et le drapeau ukrainien attaché à son extrémité, Kike, planche sur les genoux, fait une pause en compagnie de sa copine. Le skater néerlandais est de passage à Prague. Il est impressionné par la qualité de ce spot :
« Cet endroit est incroyable. Je n’ai jamais rien vu de tel. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de similaire dans mon pays. C’est vraiment génial. C’est comme si la place avait été spécialement conçue pour cela, même si, évidemment, ce n’est pas le cas. »
Kike a commencé le skateboard à 12 ans, mais a dû arrêter quelques années plus tard. Pratiquer ce sport n’était, en effet, plus compatible avec son activité de musicien - le risque de blessure aux mains ou aux poignées était trop important. Pendant le premier confinement, l’envie de retrouver des efforts physiques à pousser Kike à remonter sur sa planche. Le musicien trouve des similitudes entre les deux activités :
« Je vois le skateboard comme une forme d’art, similaire à la musique. J’aime vraiment le fait que chaque skater ait son propre style. J’apprécie beaucoup toute la culture autour de cette pratique. Peu importe ton niveau, tout le monde est sympa et bienveillant envers toi. C’est vraiment ce qui me fait aimer le skateboard. »
Un peu plus loin sur la place, Patrick, Adam et Kiet observent les figures des skaters qui décollent à toute vitesse d’une rampe rudimentaire et atterrissant avec plus ou moins de succès. Patrick est Irlandais et rend visite à sa copine pragoise. Adam est Tchèque. Kiet est quant à lui originaire du Vietnam. Les trois amis ont relativement peu d’expérience. Ils apprécient notamment l’ambiance chaleureuse et amicale qui règne ici. Patrick précise :
« C’est un superbe atmosphère ici. La plupart des gens sont super gentils. C’est vraiment cool ! »
Skate Word Better, des skaters engagés
Au centre de la place, un groupe d’une quinzaine de skaters, enchaînent les figures. Un photographe les accompagne. Des t-shirt et sweats à capuches avec l’inscription « Three Block Fan Club » sont exposés sur un portant. L’un d’entre eux fait cuire des saucisses sur des petits barbecues à usage unique, une bière à la main. Ces skaters sont membres de l’association « Skate World Better ». Martin, skater et membre de l’organisation explique :
« Avec les gars qui sont ici, on est à la tête de l’association à but non lucratif ‘Skate World Better’. Nous construisons des skateparks en Afrique. On en a déjà construit deux au Mozambique et un en Zambie. On est un groupe de skaters, d’artistes et de maçons. On fait cela par envie et par plaisir. C’est du bénévolat. Cela a commencé par du bricolage, par collecter des petites sommes d’argent auprès de petites entreprises, des marques de skateboard et même de particuliers. Mais maintenant, on obtient des subventions pour financer des projets précis. Quand on a construit un skatepark en Zambie on a par exemple bénéficié du soutien des Nations unies. On a ainsi obtenu 6.000 euros pour financer ce projet. »
L’association souhaite également faire la promotion de la Staline Skate Plaza à travers le « Three Block Fan Club », qui rend hommage à l’obstacle composé de trois blocs qui fait la renommée de ce lieu :
« Ici, il y a un obstacle construit à partir de trois blocs de granite. C’est le plus célèbre de cette place, qui fait d’ailleurs parti des dix spots les plus connus du monde. Nous souhaitons rendre hommage à ce lieu qui nous a tellement donné. Notre prochain projet est donc de le construire. C’est pourquoi nous sommes ici aujourd’hui. On fait quelque chose de cool : on est le fan club des trois blocs, on fait des barbecues, on fume, on boit des bières et on skate quoi ! On fait aussi quelques vidéos. La prochaine fois qu’on ira en Afrique on construira ce fameux obstacle et on y fera quelque chose de grandiose. »
De Staline au skateboard
Rien ne destinait cependant cette esplanade à devenir le repère des skaters pragois et encore moins à être connu à travers le monde. De 1955 à 1962, trônait ici-même une gigantesque statue de Staline, accompagné de ses camarades tchécoslovaques et soviétiques. L’édifice a finalement été dynamité pendant la période dite de déstalinisation qui a constitué à dénoncer les crimes et exactions commis par le dirigeant soviétique et à mettre fin au culte de la personnalité de Staline. Dans les dernières décennies, les skaters se sont peu à peu approprié cet espace, comme l’explique Martin :
« Ils ont détruit la statue et ont laissé tout ce qu’il y avait autour. Il s’avère que le revêtement est juste incroyable pour la glisse. Ce n’est pas du marbre mais du granite. C’est légendaire. C’était juste une coïncidence finalement. »
L’avenir de cette esplanade reste toutefois incertain. Plusieurs projets, comme celui de construire un aquarium sur celle-ci, avaient été émis puis abandonnés. Selon Martin, les tentatives de destruction de la Staline Skate Plaza se multiplient :
« Il y a de plus en plus de tentatives pour détruire cet endroit, d’y faire un musée, un énorme aquarium ou quelque chose comme ça. Mais tous les habitants de Prague connaissent cette place et savent qu’elle est incroyable comme elle est aujourd’hui. Et ce n’est pas seulement les skaters. Les gens viennent ici avec leurs enfants. Ils respectent et apprécient cet endroit dans son état actuel. Personne ne veut que cela change. C’est pourquoi on souhaite montrer que nous sommes des skaters, on skate ici tous les jours mais on a aussi grandi ici. On veut faire quelque chose de bien pour les enfants qui viennent ici. »