Agnieszka Holland : 68 était « une expérience vitale, comme une expérience existentielle »

Agnieszka Holland

Née en 1948 à Varsovie, la cinéaste Agnieszka Holland a très rapidement vécu avec une certaine méfiance du régime communiste, après que son père ait été retrouvé mort, emprisonné lors d’une des premières vagues de purges antisémites après la Seconde Guerre mondiale. Elle quitte son pays en 1966 et vient étudier à Prague, où elle commence des études de cinéma à la FAMU. En 1971, elle retourne en Pologne où elle rejoint un groupe de jeunes cinéastes autour d’Andrzej Wajda. Elle tourne ses premiers longs métrages à la fin des années 70, et quitte à nouveau son pays peu avant l’instauration de la loi martiale en 1981, pour se rendre en France. La réalisatrice de Europa Europa, de Totale eclipse avec Léonardo DiCaprio ou plus récemment de Copying Beethoven, revient pour Radio Prague sur ses années de jeune étudiante à Prague, en 1968.

« J’étudiais la mise en scène de cinéma à l’école de cinéma de Prague. C’était une période très excitante pour le cinéma tchèque et slovaque. Quand le changement politique a commencé en Tchécoslovaquie, je ne l’ai pas vraiment pris pour quelque chose d’important, parce que je pensais que l’art était la chose la plus importante et que ce qui se passait dans le milieu des dirigeants du parti communiste était quelque chose qui ne touchait pas vraiment la vie des gens ordinaires ou des artistes. Après quelques mois, j’ai remarqué que ce changement était quelque chose de beaucoup plus profond, que ça touchait tous les domaines de la vie intellectuelle, artistique, sociale, que ça ouvrait la possibilité de voir, de communiquer avec des idées, avec des besoins, des rêves de liberté qui jusque là étaient complètement écrasés par le régime.

En même temps, comme j’étais polonaise – en Pologne, le mouvement des étudiants avait été écrasé en mars 68 par le pouvoir en place – il y avait des liens de solidarité qui se sont manifestés parmi des étudiants tchèques et ensemble on a commencé à faire des choses. Tout cela a été interrompu par l’intervention des pouvoirs des pays communistes : les Russes, les Polonais aussi, les Bulgares je pense, les Hongrois, même les Allemands. En tant que polonaise, j’avais un sentiment de honte et j’ai dû faire quelque chose pour prouver que « nous les Polonais » étions contre, que c’est le pouvoir qui faisait cela. D’ailleurs, les citoyens tchèques étaient très compréhensifs. Ils ont dit que s’ils étaient à notre place ou que si nous étions à leur place, ils se comporteraient de la même façon. Cette expérience d’août 68 était tragique mais en même temps très excitante. J’étais très jeune et tout ce qui se passait autour de moi m’intéressait. Je l’ai vécu comme une expérience vitale, comme une expérience existentielle. Mais j’ai compris très vite, même si j’étais jeune et que je n’avais pas beaucoup de connaissance des mécanismes de l’histoire, que c’était une cause perdue. Je l’ai compris en écoutant Alexander Dubček à son retour de Moscou qui a fait à la radio un discours que j’ai vécu comme un discours de la capitulation.

Après on a fait pas mal de choses, on a fait une grève des étudiants en novembre 68, mais j’ai compris que d’une certaine façon, les gens avaient capitulé. Pourtant j’ai été surprise à quel point ils ont capitulé, à quel point ce mouvement qui était si large, si national, si profond, si sincère, comment ils ont abandonné tous les espoirs et tout le courage sauf un groupe très limité de dissidents, pour se battre, pour le sens de sa vie. C’est une question qui n’a jamais été résolue, qui n’a même pas été résolue après le changement de régime et l’écrasement de l’Union soviétique, c’est-à-dire l’effondrement du mur de Berlin. Tout ce qui s’est passé dans les pays communistes en 1989 ne m’a pas donné la réponse du pourquoi et comment cela avait été possible de capituler si vite après le Printemps de Prague. »

Est-ce que vous avez gardé des contacts avec des gens qui ont ensuite participé aux mouvements dissidents ?

« Oui j’ai gardé des contacts dans les années 1970 et aussi dans les années 1980 avec des amis qui, entre temps, sont devenus des dissidents – des écrivains ou des cinéastes ou des gens d’autres métiers. J’ai aussi gardé des contacts avec quelques collègues de l’école de cinéma qui n’avaient rien à voir avec la dissidence mais qui étaient un peu victimes de la normalisation parce qu’ils ne pouvaient pas faire des choses aussi intéressantes ou aussi ambitieuses que s’il y avait eu une liberté normale.

Les gens qui étaient dans le milieu de la dissidence étaient peut-être les plus heureux. Ils étaient persécutés, ils ne pouvaient pas travailler normalement, les enfants avaient des problèmes. Ils ne pouvaient pas sortir, ils n’avaient pas de passeport, ou en sortant ils avaient peur de ne pas pouvoir revenir dans leur pays. Ils étaient persécutés par la police de façon quotidienne mais en même temps, c’était un groupe de gens, d’amis, de collaborateurs qui étaient soudés par une espèce de courage, de dignité, de sentiment qu’ils faisaient des choses comme il faut. Il faut dire qu’après, quand il a fallu changer cette dissidence en une politique normale et quotidienne, qu’ils ont dû prendre le pouvoir et les responsabilités du pouvoir, le côté pratique du pouvoir, la frustration était plus grande que dans cette espèce de temps de la lutte. Et d’une certaine façon, il y a une nostalgie parmi ces gens pour cette période-là. C’est une certaine nostalgie pour cette période quand les choses étaient pures, quand les actions n’étaient pas compromises par le pouvoir. »

Vous connaissez bien la France. Quel est votre regard sur les différentes interprétations françaises du 68 tchécoslovaque. Est-ce que vous avez été parfois surprise par les propos de Français ?

« Tous les Français avec qui j’avais des contacts en France ont très bien compris ce qui s’est passé en 1968, même les gens qui étaient avant plutôt du côté communiste. Je me souviens quand je me suis retrouvée en France en décembre, après l’état de guerre en Pologne, j’ai rencontré des gens comme Simone Signoret ou Ariane Mnouchkine ou Yves Montand, qui étaient avant 68 plutôt des porte-paroles – on peut le dire – du communisme mondial un peu dans sa version soviétique. Mais ensuite, ils ont vécu de très grands changements. Mais aussi les gens, les étudiants qui étaient actifs pendant la période de mai 68 ont compris que l’on ne peut pas lier ces mouvements-là. Même les trotskistes avec le pouvoir soviétique. Pour ces raisons, je n’avais pas de problème de compréhension.

Par contre, c’était plus difficile pour les dissidents tchèques et polonais de comprendre et de prendre au sérieux ce mouvement des étudiants français de 68. Ils ont pensé d’une certaine façon qu’ils étaient des enfants gâtés d’une société riche et heureuse. Moi, j’ai toujours pensé que c’était vraiment une question de génération. C’était presque inscrit dans ma génération ; 68 était ce moment où il a fallu chercher sa propre identité, faire une rupture avec la génération précédente et c’était en même temps lié avec une très grande activité d’espoirs, où on pouvait trouver une esthétique et des idées qui seraient nouvelles et qui vraiment feraient une rupture avec un certain conservatisme, ou communiste ou conservateur. On a réussi un tout petit peu, mais on a été incapables de vraiment faire une rupture durable. Ça s’est d’une certaine façon dilué dans le commercialisme et dans la société de consommation. Et il y a très peu de gens, de politiciens, de gens qui font de la politique aujourd’hui qui sont sortis de ce mouvement de 68 qui sont vraiment responsables et honnêtes. Il y en a mais pas beaucoup. On n’a pas trouvé une idée qui pouvait être une idée qui rassemble, pas même les gens de l’Union européenne. »