Antoine Marès : « Edvard Beneš, l’incarnation d’une époque »

Photo: Perrin

Témoin et acteur de la naissance de la Tchécoslovaquie, de son intégration dans une Europe remodelée dans l’entre-deux-guerres, du drame de Munich et du rapprochement avec l’Union soviétique durant la Seconde Guerre mondiale, Edvard Beneš, longtemps ministre des Affaires étrangères puis second président de la République, est une figure majeure de l’histoire tchécoslovaque. Directeur du Centre d’histoire de l’Europe centrale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Antoine Marès lui consacre une importante biographie, « Edvard Beneš : Un drame entre Hitler et Staline », publié aux éditions Perrin, qu’il présente ces jours-ci en pays tchèques. Pour Radio Prague, l’historien a évoqué ses motivations :

Antoine Marès,  photo: YouTube
« La première raison, c’est tout simplement qu’il n’existe pas de biographie écrite en français. Il y a eu un ouvrage qui est paru en 1934 de Louis Eisenmann, qui était un ouvrage de commande et qui est plutôt hagiographique par conséquent. Il a été écrit pour le cinquantenaire de Beneš. La deuxième raison, c’est qu’en France et en français, on manque cruellement de textes sur la période de la Première République. Il y a plusieurs ouvrages de synthèse : Macek, Pokorný et mon propre ouvrage, mais on connaît très mal la Première République. Donc traiter de Beneš, c’était en même temps traiter de la République tchèque de cette époque.

Par ailleurs, Beneš est une des rares personnalités tchèques d’envergure européenne de l’époque. Donc, il fallait le rappeler, il est oublié. Et puis c’est un grand francophile. C’est vraisemblablement le plus grand homme politique francophile de l’entre-deux-guerres. »

Que souhaitez-vous apporter aux biographies déjà réalisées sur Beneš en tchèque ou dans d’autres langues ?

« Les historiens tchèques qui ont travaillé sur Beneš, et il y en a un certain nombre, je pense en particulier à la monumentale biographie sur Beneš de Jindřich Dejmek, n’ont pas accès aux sources françaises puisqu’ils ne connaissent pas le français. Donc j’ai apporté les sources françaises sur Beneš. J’ai, me semble-t-il, surtout apporté un angle d’approche, un angle de vue particulier, distancié par rapport à la littérature actuelle, qui essaie de remettre Beneš dans son contexte en s’abstrayant des polémiques extrêmement vives qui l’entourent. »

Photo: Perrin
C’est un personnage qui suscite de grandes passions, puisqu’il y a la question des accords de Munich, du rapprochement avec les Soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale, des décrets Beneš, qui expulsent les populations allemandes de Tchécoslovaquie… Quel regard portez-vous personnellement sur Beneš ?

« C’est une question à laquelle il est compliqué de répondre. Ce qui me paraît très important dans la personnalité de Beneš, c’est qu’il incarne l’expérience tchécoslovaque beaucoup plus que Masaryk. Il a été lié à plus d’épisodes que Masaryk de cette histoire tchécoslovaque. Il y a d’abord la naissance de la Tchécoslovaquie avec la question du bien-fondé de la disparition de l’Autriche-Hongrie et ensuite la disparation, la première disparition de la Tchécoslovaquie en 1938-1939, avec la question de savoir si les Tchécoslovaques auraient dû se battre à ce moment-là. Troisième grande interrogation : Beneš a-t-il bien fait de se rapprocher de la Russie pendant la guerre et de laisser la place qu’il a laissée aux communistes à partir de 1947 ? Est-ce que Beneš a eu raison de céder à Gottwald en 1948 ? Bien sûr, ce que j’essaie de faire dans mon travail, ce n’est pas de juger, c’est d’expliquer.

Le personnage m’intéresse comme incarnation d’un temps, d’une époque. Le personnage en lui-même n’est pas particulièrement sympathique. Ce n’est pas un orateur, il a un charisme limité. Il s’est lui-même totalement immergé dans l’histoire de son pays. C’est un patriote tchécoslovaque. Il a des côtés attachants évidemment mais ce n’est pas Masaryk, ce n’est pas une personnalité de la même envergure intellectuelle. C’est un homme qui se confond avec l’histoire tchécoslovaque. C’est en cela que, de mon point de vue, il est intéressant.

Edvard Beneš et son épouse Hana
Je n’ai pas de rapport passionnel avec Beneš. Lors de nos premiers contacts, mon éditeur m’a demandé si j’aurais des « scoops » sur Beneš. Alors je me suis mis en quête, comme un bon biographe, pour voir si j’avais des « scoops » sur sa vie privée. J’ai cherché vainement. J’ai trouvé quelques allusions sur Internet, comme quoi sa femme aurait eu des relations avec Aristide Briand : tout cela relève de la plus haute fantaisie. Leur couple était d’une solidité totale et c’est peut-être cela le scoop d’ailleurs. Le couple Beneš a été d’une fidélité réciproque exemplaire.

J’ai cherché d’autres pistes, par exemple sur la franc-maçonnerie. On accuse souvent Beneš d’avoir été un franc-maçon qui a contribué à la destruction de l’Autriche-Hongrie. J’ai simplement pu vérifier que c’était faux, que Beneš est effectivement entré dans la franc-maçonnerie, mais très tard, au début de l’année 1927. C’est peut-être une précision qu’il était utile de donnée, même s’il avait des liens avec des francs-maçons. J’essaie de déconstruire dans cette biographie un certain nombre de clichés, d’idées reçues concernant Beneš et aussi la Tchécoslovaquie. »