Antoine Reicha ou la redécouverte d'un musicien novateur
2020 a été l’année de la pandémie, mais aussi d’un anniversaire important pour l’histoire des relations franco-tchèques : en effet, 250 ans se sont écoulés depuis la naissance du compositeur et théoricien pragois, Antoine Reicha, né Antonín Rejcha (1770-1836), qui repose au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Contemporain de Beethoven dont il a été l’ami et le camarade de classe à l’université, Antoine Reicha évolue dans une Europe bouleversée par la Révolution française et les guerres napoléoniennes. La Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque de Moravie se sont associées pour organiser, au moins virtuellement, une exposition sur en ligne intitulée Reicha redécouvert. Radio Prague Int. en a discuté avec François-Pierre Goy, conservateur au département de la musique de la BnF et Jana Franková, musicologue à la Bibliothèque de Moravie.
FPG : « En fait il existait déjà un partenariat entre la BnF et la Bibliothèque de Moravie depuis assez longtemps au-delà du seul département de la musique. Avec les années, c’était plus ou moins tombé en sommeil. Là, ça a été réactivé à l’occasion d’un séminaire organisé par le Centre de musique baroque de Versailles, avec la participation active de Jana Franková, de l’ambassade de République tchèque à Paris, auquel plusieurs conservateurs de la BNF ont participé et auquel je me suis raccroché un peu à la dernière minute puisqu’il y avait eu l’exhumation des symphonies de salon de Reicha qui faisait une belle chose à annoncer après plusieurs autres petites récupérations moins importantes dans les années précédentes. »
Jana Franková, cette exposition s’appelle Reicha redécouvert et s’intègre dans le cadre d’un projet beaucoup plus vaste, Reicha visionnaire. Peut-on décrypter ces deux adjectifs qui qualifient ce compositeur et pédagogue ?
JF : « L’idée de faire une année Reicha visionnaire est née d’une collaboration entre l’ambassade de République tchèque, la BnF et l’association aCROSS dirigée par Lenka Stransky qui a mené le projet annuel pour commémorer en 2020 les 250 ans de la naissance d’Antoine Reicha. L’idée était de revenir sur le fait que Reicha était quelqu’un de très novateur dans ses écrits, dans ses compositions. En tant que jeune compositeur, il a beaucoup travaillé avec des formes anciennes comme la fugue, il y a apporté beaucoup d’innovations. Donc, c’était l’idée de vraiment revoir sa position dans le contexte de ses contemporains, mais aussi ses idées qui ont été réutilisées plus tard et pas seulement par ses élèves. Nous avons exploré cette notion durant la première journée d’étude qui s’est déroulée le 4 février dans les locaux de la BnF. Nous avons voulu continuer cette exploration musicologique de l’œuvre de Reicha en République tchèque également. On organise une deuxième journée d’étude les 9 et 10 avril 2021. Malheureusement, ou heureusement, ce sera en ligne, donc accessible à tout le monde. Ce sera aussi une sorte de clôture de cette année anniversaire. Reicha redécouvert, c’était aussi à cause de la redécouverte de ses œuvres perdues qui ont mené à toute cette collaboration entre plusieurs institutions. L’idée est de redécouvrir Reicha en tant que compositeur que comme théoricien. Son œuvre théorique est reconnue depuis longtemps, mais sa musique reste toujours un peu en marge de la connaissance de ce musicien. »
Vous parliez de son travail autour de la fugue. Impossible de ne pas penser immédiatement à Johannes Sebastian Bach quand on parle de la fugue. Bach qu’on associe à cette forme d’écriture musicale n’a pas eu de son vivant la reconnaissance qu’il a évidemment aujourd’hui. Cette comparaison est-elle adéquate ?
JF : « Quand il a fait ses études de musique à Wallerstein, puis à Bonn aux côtés de Beethoven, Reicha a appris également la musique de Bach, il connaissait ses fugues et c’est par la connaissance de ce grand compositeur qu’il a fait évoluer ses idées novatrices sur la fugue. Il voulait mettre à jour cette forme très baroque, très stricte dans sa structure. Il voulait y ajouter plus de l’esprit de l’époque, de liberté dans les motifs, dans les thèmes, dans la façon de travailler avec ceux-ci. C’est quelque chose qui est né dans l’œuvre de Bach mais qu’il a fait aller beaucoup plus loin. »
François-Pierre Goy, parlons du fonds Reicha à la BnF qui a aussi servi à préparer cette exposition. De quoi s’agit-il exactement ?
FPG : « Nous avons plus de 200 manuscrits de Reicha qui sont arrivés par des voies différentes. Certains ont été donnés par le compositeur lui-même, sans doute à l’époque du Premier empire, peut-être en lien avec sa nomination en tant que professeur au Conservatoire puisque tout ce fonds provient de l’ancienne bibliothèque de celui-ci. La majeure partie est entrée beaucoup plus tard. On peut penser qu’une partie est entrée à la mort de sa fille Antoinette en 1892, puisqu’on sait qu’il y avait des papiers lui appartenant. Une autre partie également après la mort de sa petite-fille, puisque Maurice Emmanuel dit en 1929 qu’elle avait beaucoup de manuscrit. On n’en sait pas beaucoup plus. Cela explique aussi pourquoi ses œuvres n’ont pas été reconnues puisque seule une partie relativement faible a été éditée de son vivant, et en général n’a pas été rééditée avant le milieu du XXe siècle. Une grosse partie restait en manuscrit, peu accessible. Les manuscrits nécessitent souvent d’être reclassés. Par exemple, on a enregistré récemment la Symphonie concertante pour flûte et violon de l’époque de Bonn que nous présentons dans l’exposition. Il manquait deux feuillets que j’ai retrouvés le 12 mars 2020, par hasard, mélangés dans un autre manuscrit de la même époque. »
Antoine Reicha était l’auteur d’une autobiographie. C’est peut-être assez rare pour être noté. Quel était le but de cette autobiographie et que peut-on y lire qui nous éclaire sur le personnage ?
FPG : « Le but, je ne sais pas. En fait, ce sont différents souvenirs qu’il a notés, des réflexions sur son métier et sa carrière de compositeur, souvent avec un certain humour… »
JF : « C’est le cas de plusieurs compositeurs qui ont eu l’idée de commémorer leur vie et leur œuvre. Reicha était quelqu’un de très éduqué, qui a fait ses études à l’université. Je pense qu’il a voulu faire une sorte de souvenir de sa carrière. Ses écrits nous sont parvenus sous forme de manuscrits. Ils ont été publiés à plusieurs reprises. La première fois pour commémorer les 200 ans de sa naissance en 1970. Un musicologue de Brno, Jiří Vysloužil, a alors fait une édition franco-tchèque de l’autobiographie. C’était la première version qui est toujours accessible aux lecteurs tchèques. Récemment, dans le cadre d’un grand projet international d’édition des manuscrits de Reicha, cette autobiographie a fait partie d’une édition en plusieurs volumes publiée aux éditions Olms. Dans son autobiographie, il mentionne pas mal de ses œuvres, il retrace sa vie, sa rencontre avec Beethoven, Haydn. C’est très intéressant, mais cela reste personnel. Toutes les données ne sont pas toujours exactes. Mais cela reste un témoignage très intéressant pour tous les mélomanes. »
Il est aussi intéressant de jeter un œil aux dates même si l’Histoire ne se fait pas uniquement à partir des dates. Reicha naît en 1770, il meurt en 1836. C’est une époque où l’Europe est bouleversée, chamboulée. Il y a la Révolution française, puis l’Empire. Le règne de Napoléon a des conséquences, et non des moindres, sur l’Europe centrale. Même si à l’époque, Reicha n’est plus en pays tchèques, c’est en Europe centrale que beaucoup de choses se jouent. En quoi le bouillonnement intellectuel de l’époque et les événements historiques ont-ils des répercussions sur sa vie et sa création ?
FPG : « Les événements historiques, très clairement. Il a dû une première fois quitter Bonn parce que l’armée française approchait. Son oncle était très inquiet pour lui. Il s’installe à Hambourg où il rencontre des émigrés français, pas nécessairement des royalistes, mais aussi des républicains. J’ai vu d’ailleurs qu’Hambourg était un actif foyer d’espionnage à l’époque… Ce sont ces contacts avec des Français qui l’incitent à tenter sa chance à Paris. Il part ensuite pour Vienne, mais l’arrivée des Français compromettent encore ses plans. Plus tard, en 1806, il veut faire jouer une de ses cantates à Leipzig. Un ou deux mois après son arrivée, juste avant la date prévue pour son exécution, les Français entrent dans la ville et tout est annulé. C’est justement là qu’il a écrit une autre cantate. Le gouverneur français est mort très rapidement de maladie. Il était franc-maçon, et la loge locale a demandé à Reicha, peut-être en dédommagement de l’annulation de l’autre cantate, de composer une cantate pour une cérémonie funèbre. Ensuite, il est retourné à Vienne, mais en 1808, les Français reviennent, et il repart donc, cette fois définitivement, pour Paris. »
On voit que Reicha sillonne l’Europe. C’était le cas de nombreux musiciens à l’époque. Je pense notamment à un de ses compatriotes, Jan Ladislav Dussek, dont nous avons parlé l’an dernier avec le musicologue français Jean-Pierre Bartoli. Ce sont des musiciens qui voyagent beaucoup plus que ce que l’on imagine souvent de façon erronée sur l’époque. Ces voyages permettent de capter l’air du temps, de rencontrer d’autres gens, d’échanger. Tout cela a dû avoir une influence sur sa création…
JF : « Effectivement, le cas de Reicha est exemplaire de l’époque, du fait qu’il fallait bouger pour trouver un emploi et une reconnaissance. Pour Reicha, ça a été l’occasion de circuler entre les centres culturels majeurs de l’époque. Il est d’abord parti de Prague pour Wallerstein en Bavière, pour rejoindre sa famille et pour pouvoir recevoir une première éducation musicale. Ensuite, il part avec son oncle qui l’a adopté et s’est occupé de son éducation musicale : Josef Reicha obtient une position à Bonn et toute la famille y déménage. C’est à ce moment-là que Reicha rencontre Beethoven, son contemporain, né également en 1770. Ils étaient amis, ils ont grandi ensemble pendant plusieurs années, se sont influencés l’un l’autre. Tous deux étaient révolutionnaires dans leurs idées musicales, dans leur attitude humaine aussi. Ils se sont inscrits ensemble à l’université de Bonn. A cette époque, Joseph Haydn est passé par Bonn : il a rencontré les deux musiciens et les a invités à venir à Vienne. Donc c’était de nouveau une rencontre très importante pour Reicha. Puis, il y a eu la période hambourgeoise, le passage par Paris, puis Vienne. C’étaient les capitales culturelles de l’époque : Paris pour l’édition musicale et la vie culturelle, Vienne pour le lieu de séjour de Haydn, la naissance du style classique, la musique par laquelle l’Europe vivait à l’époque. Le choix de ces voyages était très lié à l’envie et à la nécessité d’être au cœur de l’évolution musicale. »
Donc Wallerstein, Bonn, Hambourg, Vienne, et enfin Paris où il se fixera, et c’est aussi là, qu’il mourra puisqu’il est enterré au cimetière du Père-Lachaise. Est-ce qu’il entretenait tout de même des liens avec son pays d’origine, la Bohême ? On sait qu’il n’y est retourné qu’une seule fois dans sa vie…
FPG : « C’est un peu le mystère. Comme vous le dites, il y est retourné une fois en 1806. En allant à Leipzig, il fait un crochet par Prague de trois jours pour voir sa famille. Ensuite, il l’a quittée pour toujours. Avait-il des liens ? On n’a conservé aucune correspondance. Mais il a pu retrouver la maison de sa mère qui avait déménagé plusieurs fois, il y a rencontré une demi-sœur qu’il n’avait jamais vu mais qui était au courant de son existence. Cela donne l’impression qu’il était celui qui a réussi, qu’on ne voit jamais mais dont on entend beaucoup parler. Mais sinon on n’a pas vraiment de documents sur la question. »
JF : « Précisons qu’il a quitté Prague à l’âge de 11 ans. Il était l’aîné de la famille. Son père est décédé quand il avait un an, donc sa mère s’est remariée et a eu plusieurs enfants. Il y avait peu de temps pour éduquer l’aîné. Il est donc parti chez son grand-père qui l’a ensuite envoyé en Allemagne, chez son oncle, où toute son éducation musicale a commencé. Il y a donc un lien via sa naissance, mais nous avons peu de traces de contacts réguliers, épistolaire avec son pays natal. »
Le musicologue Guy Erismann a dit de Reicha qu’il était « avant tout un homme d’idées, propulsé par l'air du temps, un expérimentateur hésitant à passer lui-même au stade de l'application ». Comment comprenez-vous ces mots ?
FPG : « C’est un peu ce que nous disions plus tôt : il était reconnu comme théoricien mais pas comme compositeur. Je crois que désormais nous allons être plus à même de réévaluer son œuvre car elle commence à être plus accessible. Les enregistrements et les éditions se multiplient. Mais les générations précédentes de chercheurs n’avaient pas tout ce matériel-là facilement à disposition. On lui a souvent reproché d’être très novateur dans ses écrits mais d’être plus timide dans ses compositions. Est-ce vrai ? Est-ce un jugement tout fait qui se colporte de générations en générations ? Je ne suis pas en mesure d’en juger. »
En tout cas toutes les personnes s’intéressant à Antoine Reicha doivent aller consulter le site de l’exposition qui est extrêmement fourni et bien fait. J’ai d’ailleurs été surprise après l’avoir consulté de découvrir, même si ça peut paraître anecdotique, la fiche Wikipedia du compositeur. Autant la version anglaise est assez complète, autant les versions française et même tchèque sont minimalistes. C’est assez dommage vu que c’est souvent la première chose sur laquelle les gens tombent quand ils cherchent des renseignements…
JF : « Effectivement, François-Pierre a eu l’idée qu’il faudrait développer cette encyclopédie, qu’il faudrait des informations mises à jour. Nous ne sommes pas toujours habitués à aller corriger par nous-mêmes ces fiches, mais c’est vrai qu’il faudrait le faire pour diffuser mieux ces connaissances, qu’il s’agisse de Reicha ou d’un autre sujet. »
Pour découvrir cette exposition virtuelle : https://reicha.knihovny.cz/