Arpád Soltész, « premier exilé » slovaque à Prague : « Jamais facile de quitter sa patrie »

Arpád Soltész

Arpád Soltész est un journaliste et écrivain slovaque qui a quitté la Slovaquie pour Prague au lendemain des législatives remportées fin septembre par Robert Fico. 

Après le succès de son livre Le bal des porcs (Sviňa) et de son adaptation cinématographique, il vient de publier en France son dernier roman, Colère, toujours inspiré de la dure réalité d’une Slovaquie gangrénée par le crime organisé.

Deux semaines après la tentative de meurtre du Premier ministre et à une dizaine de jours de l’investiture du nouveau président de la République, Arpád Soltész a répondu aux questions de Radio Prague Int.

Na počiatku bolo slovo, a to slovo bolo SVIŇA, Au commencement était le Verbe et le Verbe était SVIŇA (TRUIE en français) : c’est le titre qu’a voulu donner lundi à sa conférence de presse le ministre slovaque de la Défense Robert Kaliňák, bras droit de Robert Fico. Était-ce une référence à votre œuvre ?

Photo: Ikar

Arpád Soltész : « Ils ont fait référence au film inspiré de mon livre pendant cette conférence de presse. Ils ont pris soin de ne nommer personne mais nombreux sont ceux qui ont fait le lien avec moi ou avec la réalisatrice et scénariste du film, Mariana Čengel Solčanská. »

« En fait ils nous ont dessiné une nouvelle cible dans le dos en donnant l’impression que nous sommes co-responsables de l’attentat contre Robert Fico. »

« C’est bizarre, parce que le sens commun voudrait que l’on cherche ceux qui auraient manipulé l’auteur chez ceux qu’il côtoyait et qui pourraient être des violents notoires. Mais il faut s’y habituer, car cela va être le genre de méthode standard du gouvernement actuel. »

Vous avez émigré vers la Tchéquie au lendemain des élections législatives – une décision difficile à prendre ?

« Ce n’est jamais facile de quitter sa patrie mais j’ai une certaine habitude, je l’ai déjà fait dans le passé. »

C'était en 1989…

« Oui, je suis l’exemple parfait du citoyen mal informé de la Tchécoslovaquie communiste j’ai choisi de partir en août 1989 dès la première opportunité… Quand le régime est tombé, je suis rentré pour essayer de participer à la fondation d’une société telle que celle que j’avais vue en Allemagne. »

Un État sans fondations

Vous avez déclaré dans un entretien que la Tchéquie avait 200 ans d’avance sur la Slovaquie…

« Davantage en fait, plusieurs siècles, peut-être 700 ans. Le fait est que l’Etat tchèque a existé sur le long-terme, avec des institutions, une idée centrale ou un mythe fondateur, son histoire, son écriture. Non pas que les gens en Slovaquie aient vécu hors de l’histoire, mais leur histoire était celle du royaume de Hongrie et ils l’ont jetée par la fenêtre dans les années 1990, arguant que c’était l’histoire magyare avec laquelle on ne voulait rien avoir à faire. Et sans autre histoire propre. »

Robert Fico | Photo: Zuzana Jarolímková,  iROZHLAS.cz

« L’État a été créé malgré le faible pourcentage de Slovaques souhaitant réellement un État indépendant. Un mauvais départ. Un État sans fondations solides ni vision claire. Il s’est écroulé aussi vite qu’ils voulaient le construire, sans que les institutions aient le temps d’être terminées. Bien sûr, l’État va exister, Robert Fico va parachever sa construction, mais certainement pas de manière démocratique. »

Votre installation en Tchéquie était un choix naturel ?

Arpád Soltész | Photo: Alexis Rosenzweig,  Radio Prague Int.

« J’ai envisagé plusieurs possibilités mais la Tchéquie est pour moi et pour ma partenaire un environnement naturel. Je viens d’une famille juive davantage proche de la culture allemande que magyare ou slovaque. Les Slovaques sont culturellement plus proches des Hongrois, avec lesquels ils ont vécu dans un État commun pendant un millénaire. La Tchécoslovaquie n’a duré qu’environ 70 ans, avec une pause. »

« La Tchéquie, Prague en particulier, a été empreinte de cultures allemande et juive, donc je me sens ici comme à la maison. Et la barrière de la langue est ici la plus basse, même si je parle anglais et allemand. J’ai songé à la Scandinavie ou à l’Allemagne. Mais Prague est pour nous le choix le plus proche émotionnellement, donc nous nous sommes arrêtés ici et j’espère qu’on va y rester. »

Environnement toxique

Vous êtes considéré comme le premier exilé après les élections législatives de septembre. D’autres vous ont-ils suivi depuis ?

« Je ne sais pas en fait. Je ne suis pas parti en voulant être un ‘exilé professionnel’. C’était une décision personnelle qui n’était pas liée à Robert Fico ni à ma sécurité. Je n’ai pas spécialement peur. Robert Fico est le résultat d’élections libres et démocratiques. Même après tout ce qui s’est passé et tout ce qui a été révélé, les gens l’ont réélu pour qu’il gouverne à nouveau et il n’a pas fait mystère de la manière dont il voulait gouverner. »

Igor Matovič | Photo: Bureau du Gouvernement tchèque

« En Slovaquie, seuls trois personnes ont gagné les élections : Vladomir Meciar, Igor Matovic et Robert Fico. Je ne vois franchement pas de différences fondamentales entre les trois idéologiquement. Pour moi il s’agit du choix des électeurs, du choix de la majorité de la population slovaque. Je considère en conséquence la Slovaquie comme un environnement toxique et je ne veux pas y élever mon enfant. Donc nous avons décidé de profiter de la liberté de mouvement au sein de l’UE et nous avons déménagé. Ensuite, Igor Matovic en tant qu’ex-Premier ministre et Robert Fico en tant que futur Premier ministre ont ressenti le besoin de commenter publiquement mon départ et ont ainsi fait de moi le premier exilé. »

Contrairement à d’autres, vous ne considérez pas la Slovaquie comme faisant partie de l’Ouest, de l’Occident…

« Elle n’en fait tout simplement pas partie, même si beaucoup de mes amis de Bratislava sont vexés car ils se sentent y appartenir. La plupart d’entre eux en font sûrement partie, mais ils ne décident pas et décident encore moins politiquement de l’orientation du pays. Le pays en tant que tel clame clairement sa non appartenance à l’Occident. Les élections législatives, présidentielles et je le crains aussi européennes très bientôt, ne peuvent être interprétées autrement. »

« Même si j’étais un peu plus nuancé et que je faisais la différence dans la situation politique actuelle entre coalition et opposition, ce serait totalement fallacieux car dans l’opposition se trouvent aussi des partis qui n’ont rien en commun avec les valeurs occidentales. Il suffit de mentionner Igor Matovic. »

Robert Fico perçu comme un traître par Moscou

A l’Ouest, en Tchéquie aussi, Robert Fico est considéré le plus souvent comme pro-russe, mais au Kremlin il ne serait pas ainsi perçu ?

« Certainement pas. Il est vrai qu’il a toujours admiré Viktor Orban et envié son insolence et sa 'chutzpah'. Aller contre tous les intérêts de l’UE et continuer d’en recevoir de l’argent… Robert Fico l’a joué autrement, sur tous les tableaux, en essayant de bien passer à Bruxelles et de bien passer en même temps au Kremlin. »

La rencontre des dirigeants du V4 à Prague | Photo: Bureau du Gouvernement tchèque

« Ensuite a été déclenchée l’invasion de la Crimée et la Russie a interrompu les livraisons de gaz à l’Ukraine. L’Allemagne a demandé à la Slovaquie d’autoriser le flux inversé du gaz dans ses gazoducs pour approvisionner l’Ukraine. Robert Fico a dû se décider et il sait très bien que l’argent vient de Bruxelles et jamais de Moscou, qui ne fait qu’en prendre dans le meilleur des cas. Donc il a accepté la demande allemande et à Moscou cela a été pris comme une vraie trahison et il ne sera jamais pris comme un partenaire de confiance par le Kremlin. »

« Bien sûr, s’il est disposé à servir d’idiot utile, comme de nombreux autres en Europe, il pourra servir, mais il ne sera jamais plus un partenaire fiable pour le Kremlin, qui n’oubliera pas. Pour les Russes, Robert Fico est utile sans être fiable ni de confiance et s’ils ont l’opportunité de le changer pour quelqu’un de plus fiable, alors ils le feront avec joie. »

Qu’attendre du prochain président, Peter Pellegrini, dont l’investiture est prévue en fin de semaine prochaine ?

Peter Pellegrini | Photo : Martin Strachoň,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

« Qu’il va servir poliment le nouveau régime et aider à bâtir l’État slovaque dans sa forme autoritaire et peut-être même désormais autocratique. »

Museler certains médias : une des priorités du gouvernement slovaque

En 2021, en réponse à une question sur l’état de la scène médiatique slovaque, vous répondiez qu’il était relativement bon dans le contexte centre-européen. Aujourd’hui, en 2024, le constat semble hélas bien différent et on est d’autant plus concerné à Prague que le groupe tchèque PPF contrôle la chaîne Markíza, actuellement au cœur de la tourmente…

Photo: TV Markíza

« Évidemment. Ce n’est pas de la physique quantique, mais le b.a.-ba de la dictature : museler les médias, liquider la société civile et les ONG et contrôler le système judiciaire. C’est ce qu’a fait Robert Fico avec consistance même avant l’attentat. Museler les médias est en tête de liste, mais tous les médias ne sont pas concernés de la même façon : la priorité est donnés à ceux qui peuvent avoir une influence sur le résultat des élections, à savoir la presse tabloïd et les télévisions commerciales qui touchent un très grand nombre de personnes relativement peu intéressées par la politique au quotidien. »

« Certains médias vont pouvoir continuer à écrire ce qu’ils veulent, parce que Fico a toujours besoin d’ennemis, mais ils vont continuer en boucle à s’efforcer de convaincre des personnes déjà convaincues. »

Quel rôle peut jouer le groupe financier PPF (fondé par Petr Kellner et dont la veuve Renata Kellnerová est aujourd’hui à la tête) dans ce contexte ?

Photo: Michaela Danelová,  iROZHLAS.cz

« PPF pourrait contrebalancer les pressions du gouvernement slovaque sur Markíza mais pourquoi ce groupe financier le ferait-il ? Difficile de savoir pourquoi PPF a investi dans les médias slovaques à l’origine. Du point de vue des profits, ce que cela rapporte ne représente que des miettes pour un tel groupe. PPF a d’énormes intérêts commerciaux en Slovaquie qui dépendent directement du pouvoir politique et le groupe ne veut pas les mettre en péril. »

« Du point de vue d’un milliardaire tchèque qui a investi son argent dans une télévision slovaque qu’il a laissé librement faire ce qu’elle voulait jusqu’à ce que les citoyens slovaques se décident librement dans des élections démocratiques à être ainsi gouvernés : pourquoi ce milliardaire tchèque doit-il risquer ses intérêts économiques si les Slovaques font ce choix ? Il est clair que le propriétaire exerce une pression inacceptable et enfreint les règles fondamentales de l’éthique de la propriété médiatique. Le propriétaire n’a aucun droit d’intervention dans la ligne éditoriale. Mais c’est une question culturelle et je n’en espère pas autant de milliardaires tchèques. »

« Le Centre d’investigation Ján Kuciak fonctionne aujourd’hui très bien »

Dans quelle situation se trouve aujourd'hui le Centre de journalisme d’investigation slovaque que vous avez fondé et qui porte le nom du reporter Ján Kuciak, assassiné il y a six ans avec sa compagne ?

« Je ne peux répondre avec précision car j’ai contribué à le fonder et l’ai dirigé par défaut pendant deux ans mais nous avons réussi à faire de ce centre une référence journalistique au niveau européen et à le stabiliser financièrement. Nous avons ensuite réussi à recruter un directeur apte à en assurer le fonctionnement. Le travail accompli par le centre s’améliore de mois en mois et je suis fier d’avoir contribué à sa création mais ai été très content de pouvoir retourner à l’écriture et au commentaire politique. »

Source: Investigatívne centrum Jána Kuciaka

« Le Centre d’investigation Ján Kuciak fonctionne aujourd’hui très bien et accompli un travail très nécessaire et j’espère qu’il va rester sur la carte journalistique européenne encore longtemps. Parce que, même dans le contexte slovaque actuel, c’est un projet qui ne peut être liquidé et peut par exemple être déménagé vers Prague en cas de besoin pour continuer son travail. »

Ce centre coopère d’ailleurs avec investigace.cz, centre tchèque pour l’investigation journalistique

« Depuis sa création, la journaliste Pavla Holcová du centre investigace.cz nous a beaucoup aidés pour le développement. Elle a été membre du conseil de surveillance pendant le temps où j’y étais. C’est elle qui m’a convaincu de le mettre sur pied et sans elle je n’aurais pas tenu deux mois. »

Le dernier livre d'Arpad Soltész, Colère, inspiré de la Slovaquie post-communiste grangrénée par le crime organisé, vient de sortir en France aux éditions Agullo.

Photo: Agullo