« Avoir Philippe »

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« Cool Raoul », « à l’aise, Blaise », « relax, Max », « pleurer comme une Madeleine », « A la tienne, Etienne », « être pauvre comme Job », « coiffer Sainte-Catherine » ou encore le non moins populaire « en voiture, Simone ! », et on en passe un paquet d’autres : tous les Français connaissent ou ont déjà entendu au moins une fois dans leur vie ces différentes expressions ou locutions familières. La langue tchèque possède elle aussi quelques expressions idiomatiques dans lesquelles des noms propres sont utilisés pour exprimer différents traits de caractère ou illustrer certaines scènes de la vie. Ainsi donc, savez-vous ce que signifie par exemple « avoir Philippe » - « Mít Filipa » ?

« Pourquoi une personne intelligente a-t-elle Philippe et pas, par exemple, Felix ou Théobald ? Quelle est donc l’origine de cette expression ‘míti Filipa’ ?». Telles sont les questions que se posait un certain Karel Čapek dans l’édition du journal Lidové noviny datée du 26 mai 1933. Ce sont ces mêmes questions que nous nous sommes posées en découvrant cette expression. Une chose est sûre : si la langue tchèque a donné le mot « robot » au reste du monde grâce à une pièce de théâtre dont Karel Čapek a été l’auteur (cf. http://www.radio.cz/fr/rubrique/tcheque/le-robot), en revanche ce n’est pas un des plus grands écrivains tchèques de l’histoire qui a inventé l’expression « avoir Philippe ».

Parfois, ce type d’expressions fait référence à un personnage historique. En français, c’est le cas par exemple de « être pauvre comme Job », un personnage de l’Ancien Testament d’abord très riche et pieu dont Dieu décida un beau jour (probablement un dimanche, car Il en avait marre de se reposer) de tester la foi. Si vous allez à la messe ou si vous y alliez avec vos parents quand vous étiez plus jeunes, vous connaissez sans doute la suite de l’histoire. Yahvé, sur les conseils de Satan, laisse celui-ci infliger une série de catastrophes à Job qui perd ainsi successivement serviteurs, troupeaux et enfants, mais pas la foi. Job décide alors de vivre dans le plus extrême dénuement en affirmant notamment : « Nu je suis sorti du sein de ma mère, nu j'y retournerai. » C’est ainsi de cette grande pauvreté qu’est née l’expression « être pauvre comme Job ». Pour la petite histoire, précisons que l’on pourrait même ajouter « heureux comme Job », car finalement, Dieu étant obligé de constater que la foi de Job n'était pas seulement liée au confort dans lequel il vivait, il finit par lui rendre le double de ce qu'il avait perdu. Bref, tout le contraire de l’expression « pleurer comme Madeleine ». Il ne s’agit pas là de la madeleine moelleuse que l’on trempe dans son café, mais de la Marie-Madeleine de la Bible, ancienne prostituée qui pleura abondamment devant le Christ en lui confessant ses pêchés et lava même ses pieds avec ses larmes…

Mais revenons à notre « Filip tchèque ». Qui donc était-il ou est-il ? Karel Čapek nous l’a dit : celui qui « a Philippe » est quelqu’un d’intelligent. Les Belges, qui ont un Philippe pour roi, seront heureux de l’apprendre... Seulement voilà, on ne trouve aucune trace dans l’histoire d’un Philippe dont le nom soit resté légendaire en raison de la subtilité de son esprit, de la profondeur de sa réflexion ou pour ses pensées célestes. Certes, comme Job et Madeleine, Phillipe a été un personnage de la Bible. Et pas le moindre puisque, dans les évangiles, il a été un des douze apôtres à avoir accompagné Jésus. Pour autant, Philippe n’était pas réputé pour être plus particulièrement intelligent que les onze autres disciples. Et il en est de même pour les nombreux autres saints Philippe, qu’ils soient catholiques ou orthodoxes.

Il faut donc sans doute chercher ailleurs l’origine de cette expression. Selon certaines sources, elle pourrait être à rapprocher du mot « philippique » - « filipika », qui désigne de façon littéraire un discours violent et polémique dirigé contre quelqu’un, une exhortation belliqueuse (on a consulté le dictionnaire). Un mot qui provient aussi du grec ancien, de Philippe : un terme emprunté aux harangues de Démosthène, un homme d’Etat athénien du IVe siècle av. J.-C., contre Philippe de Macédoine. Mais si l’on s’en tenait à cette hypothèse, il resterait quand même à savoir comment les Tchèques en sont arrivés à établir ce lien avec une histoire vieille de près de vingt-cinq siècles. Bref, cette version est peu probable elle aussi, et ce d’autant moins que le « Filip » dont il est question dans notre expression serait plutôt quelqu’un de prompt et de vif d’esprit, pas vraiment quelqu’un d’agressif en public comme devait l’être Démosthène dans la Grèce antique.

Autre version plus proche de nous : la version selon laquelle l’emploi du prénom « Filip » découlerait du mot « filuta », un mot qui n’a de tchèque que l’apparence, car il provient du français « filou ». Avant de développer cette idée, arrêtons-nous un instant pour remarquer qu’en tchèque, le petit chien de Tintin, qui présente un caractère étonnamment vif et éveillé comme son maître, ne s’appelle pas Milou mais… « Filuta ». Toutefois, il existe quelques nuances entre les sens tchèque et français. Dans le langage familier français, un filou est un terme à la connotation affectueuse qui désigne un enfant malin, rusé, espiègle. On parle alors souvent d’un « p’tit filou ». En devenant adulte, le pt’it filou se transforme en un homme malhonnête et sans scrupules qui cherche à voler ou à tromper les autres. On suppose donc ici que le « Filuta » de Tintin se rattache plutôt au sens de « p’tit filou ». On le suppose et on peut même en être certains dans la mesure où la langue tchèque ne connaît pas le second sens de malhonnêteté pour ne retenir que celui qui nous est le plus sympathique. Un « český filuta » - un « filou tchèque » est donc quelqu’un d’espiègle de coquin, un lascar, un finaud.

Ainsi, le « Filip »« qu’ont » parfois certains Tchèques serait un finaud, un filou, et ce pas uniquement en raison du sens du mot, mais surtout du fait de la proximité phonétique entre « Filip » et « filuta ». En quelque sorte, « mít Filipa » - « avoir Philippe » pourrait équivaloir à « mít filutu », littéralement « avoir un filou » ou dirions-nous plutôt « être un filou ».

Ceci dit, même si cette dernière version peut se tenir, nous n’en mettrions pas notre main au feu que l’origine de l’expression se trouve véritablement là. D’ailleurs, si l’on s’en tient aux explications de l’Institut de la langue tchèque de l’Académie des sciences, il se pourrait que ce soit le peuple tchèque qui, à une certaine époque, ait choisi « Filip » pour remplacer le mot « filosof », car celui-ci, avec son image d’intello, lui semblait par trop étranger. En somme, « Filip » aurait été tout simplement un mot plus courant choisi dans le calendrier religieux, un mot aussi qui sonnait bien aux oreilles tchèques et dont la seule prononciation évoquait, sous-entendait l’intelligence et la vivacité d’esprit.

Au bout du compte, on se rend compte que l’on n’en sait finalement trop rien, et les linguistes tchèques pas plus que nous, sur l’origine de cette drôle d’expression tchèque « mít Filipa ». Peut-être après tout parce que nous, ce fameux Philippe, ne l’avons pas… Libre donc à chacun de choisir la version qui lui semble la plus pertinente. C’est là aussi ce qui fait parfois le charme de ce type de recherches… Certains mystères d’une langue, et la langue tchèque n’est certainement pas la dernière pour cela, restent impénétrables. C’est sur cette conclusion que l’on se quitte. On se retrouve donc dans quinze jours pour pénétrer d’autres mystères moins impénétrables… D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !