« Ce qui passe au conseil de surveillance de la TV tchèque est en grande partie dû à l’incompétence de ses nouveaux membres »
A deux reprises déjà, l’Union européenne de radio-télévision (UER-EBU) s’est alarmée des menaces pesant actuellement sur l’indépendance de la Télévision publique tchèque. L’organisation de défense des journalistes Reporters sans frontières a également exprimé ses inquiétudes. Mais que se passe-t-il exactement à la Télévision tchèque. Depuis plus d’un an, on entend beaucoup parler de son conseil de surveillance dont une partie des membres a été renouvelée au printemps 2020. En cause notamment, l’élection de personnalités qui ne cachent pas leur vision critique de l’institution même qu’ils sont censés contrôler. Entre influence politique, tentative d’intimidation de la direction et défiance vis-à-vis des médias, publics notamment, au sein de la société, tentons de démêler l’écheveau de ce qui se passe actuellement au sein de la Télévision tchèque, mais qui concerne par ricochet les autres médias publics du pays. Radio Prague Int. a interrogé Vojtěch Berger, journaliste au sein du média en ligne indépendant HlidaciPes.org, qui assure une veille constante de la scène médiatique tchèque.
Vojtěch Berger, bonjour. Comment expliquer à nos auditeurs et lecteurs étrangers qui ne sont pas familiers de la situation ce qui se passe actuellement à la Télévision tchèque ?
« Le système tchèque de nomination des membres du conseil de surveillance a toujours été politique. Les candidats sont nominés par des groupes et associations indépendants – qu’il s’agisse d’associations de jardiniers, de joueurs de ukulélé, de rugby… Mais ce qui est primordial, c’est le soutien politique qu’obtient tel ou tel candidat, sur sa personne ou via ces associations, parmi les députés à la Chambre basse du Parlement. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’il y a un fort pourcentage de personnes qui candidatent dans les conseils de surveillance des médias publics en déclarant ouvertement leur opposition ou leur critique du management du média en question. En cela, ils outrepassent leur rôle en ne voulant pas uniquement assurer le contrôle du média : dès leur candidature, ils expriment un point de vue politique en disant qu’ils souhaitent révoquer par exemple le directeur de la Télévision tchèque, Petr Dvořák. Ça, c’est vraiment nouveau. Il y a toujours eu des nominations politiques dans les conseils de surveillance, mais jamais autant de candidats qui souhaitent démonter la direction des médias publics, que ce soit la Télévision tchèque, la Radio tchèque ou l’agence de presse ČTK. »
Ces derniers temps, les personnalités qui candidatent et sont élues au sein des conseils de surveillance des médias publics (qu’il s’agisse de la Télévision tchèque, de la Radio tchèque ou l’agence de presse ČTK) sont des gens qui ne cachent pas leur hostilité à l’égard même de ces médias et qui critiquent leur fonctionnement. N’est-ce pas un peu paradoxal ?
« C’est un travail qui est rémunéré, rappelons-le car c’est important. Ce n’est pas un acte de charité. Les candidats savent très bien combien d’argent ils vont gagner chaque mois. Pourquoi des personnes suspicieuses du fonctionnement des médias publics candidatent-ils ? Il faut revenir à la politique. Honnêtement, je ne pense pas qu’une personne ordinaire a soudain l’idée de devenir membre du conseil de surveillance de la Télévision tchèque… Il y a en général quelqu’un, via ces fameuses associations, qui vous sélectionne. Ou alors il y a des candidats qui sont vraiment intéressés et qui vont chercher une association qui va les soutenir. Mais la politique joue toujours un rôle ici. Si vous êtes un outsider sorti de nulle part, que vous voulez faire partie du conseil et que vous avez ces doutes vis-à-vis des médias publics ou du directeur de la TV tchèque, vous n’arriverez à rien sans un soutien politique. Donc tout candidat doit avoir des contacts, des réseaux, des amis en politique. En Tchéquie, ces dernières années, la coalition électorale qui a élu les candidats les plus controversés est composée du parti gouvernemental ANO d’Andrej Babiš, du parti communiste et du parti SPD de Tomio Okamura. »
Les membres du conseil de surveillance de la Télévision tchèque sont élus par les députés. N’est-ce pas là que le bât blesse ? Les membres du conseil ne devraient-ils pas être choisis et élus hors de la sphère politique ? Y a-t-il des exemples vertueux à l’étranger dont la Tchéquie pourrait s’inspirer ?
« Comment changer ce système d’élection ? On en parle évidemment beaucoup et depuis longtemps en Tchéquie. Actuellement, c’est surtout le Sénat qui porte cette idée. Mais la question reste : comment y parvenir et où s’inspirer ? On parle souvent du modèle bavarois, ou allemand, où une partie des sièges des conseils de surveillance est réservée à des candidats issus de nominations politiques. Ce système a l’avantage d’être clair : au nom est toujours accolé l’appartenance politique de la personne, que ce soit la CDU, l’AfD ou le SPD allemands. Le reste des sièges est réservé à des organisations non-politiques, des institutions culturelles, scientifiques, ecclésiastiques, bien implantées dans la société. C’est donc totalement l’inverse de ce qu’on a en Tchéquie où les candidats sont en général nouveaux et n’ont aucune expérience des médias. »
Quelles idées sont-elles débattues en Tchéquie actuellement sur la façon dont le système pourrait être changé ?
« Actuellement, le débat porte ici sur le fait de légiférer dans le sens d’une obligation pour les candidats d’avoir un minimum de compétences en la matière et pour les associations, certains critères de sélection. Mais les définitions sont extrêmement larges et générales. Il est difficile de changer le fait que ce soit des politiques qui élisent les candidats, mais il est possible de diluer cette influence en modifiant le système de nomination. L’idée envisagée serait une participation du Sénat : ce dernier pourrait aussi élire les candidats, en même temps que les députés, ou alors pourrait avoir un rôle de surveillance sur l’ensemble du processus. Si le Sénat entrait en jeu, l’élection des membres ne refléterait plus uniquement la composition de la Chambre basse du Parlement qui correspond à celle du gouvernement. Le Sénat, lui, a un mandat de six ans, les personnes sont élues sur d’autres critères que l’appartenance partisane. Donc une élection au conseil de surveillance des médias publics avec la participation du Sénat serait tout-à-fait différente de ce qui se passe aujourd’hui. »
Quelles sont les compétences du conseil de surveillance de la Télévision tchèque ?
« La compétence principale, c’est le pouvoir de nommer et révoquer le directeur général. Ceci est valable pour tous les autres médias publics, comme la Radio tchèque. Sinon, le conseil de surveillance contrôle la gestion financière du média public, c’est-à-dire si la redevance payée par les contribuables est utilisée à bon escient. Les conseils de la Télévision tchèque et de la Radio tchèque surveillent et approuvent la programmation et les plans stratégiques. Le conseil de surveillance recueille aussi les doléances issues du public, qu’il s’agisse de plaintes à l’encontre du média ou de son directeur. Enfin, une fois par an, le conseil de la TV tchèque est chargé d’élaborer un rapport annuel. C’est un instrument de pression important, car l’actuel conseil renouvelé a récemment intégré dans son rapport annuel pour 2020 la mention selon laquelle les informations politiques étaient équilibrées, à l’exception d’une sous-représentation du parti SPD (parti d’extrême-droite, ndlr). Il s’est avéré que ce n’était pas vrai du tout et que le membre du conseil en question avait mal lu et interprété un graphique. Mais cet incident est signal politique clair en faveur des critiques du média public qui sont souvent issus des cercles du SPD et qui estiment qu’on ne parle pas assez de leur parti. Mais ce rapport annuel fonctionne comme outil de pression dans les deux sens : si le Parlement n’approuve pas deux rapports à la suite, un processus de révocation de l’ensemble du conseil peut s’ensuivre. »
Ces derniers temps, il y a vraiment beaucoup d’agitation médiatique autour de l’actuel conseil de surveillance renouvelé : en novembre dernier, le conseil a ainsi révoqué la commission de surveillance, un organe chargé notamment de superviser la bonne gestion économique du média public, s’en est suivie la démission du président du conseil de surveillance René Kühn, précisément pour cette raison. Récemment, une des membres du conseil de surveillance est arrivée à une réunion sous protection policière, et le conseil a accusé le directeur de la TV tchèque Petr Dvořák de conflit d’intérêts ce qu’une enquête interne a ensuite infirmé. Comment expliquez-vous ce qui se passe ?
« Je pense que ce qu’on voit aujourd’hui au conseil de surveillance de la TV tchèque – et l’avenir nous dira si ce sera le cas aussi à la Radio tchèque – est en grande partie dû à l’incompétence des nouveaux candidats élus. Ils ont certes leurs supporters, un soutien politique que nous sommes en mesure de définir, mais ils n’ont pas fait la preuve de leurs compétences quant à la compréhension du fonctionnement des médias publics, comme une grande entreprise. Ils ne sont pas des managers aptes à comprendre le fonctionnement de ces médias dans l’amplitude de services qu’ils doivent proposer. Pour qui fait-on ces émissions ? Combien ça coûte ? On voit justement le résultat : prenons l’exemple d’une des nouvelles membres, Hana Lipovská, qui se présente comme une économiste de qualité.
Au sein du conseil, elle a entrepris d’éplucher tous les chiffres, chaque facture l’une après l’autre, tout en faisant des erreurs, ce que nous avons signalé à HlidaciPes.org. On voit que quand le contrôle du média public se fait de manière littérale, uniquement sur les chiffres par exemple, en oubliant tout le reste, ça s’avère totalement contre-productif. Ajoutez à cela des traits de caractère pathologiques chez certains membres, et vous vous retrouvez en effet avec une personne qui arrive à la réunion du conseil sous protection policière. Je pense surtout que ce type de spectacles n’est de loin pas le dernier… »
La composition des conseils de surveillance des médias publics, et de celui de la Télévision tchèque en particulier, ne reflète-t-il pas les divisions que l’on perçoit au sein de la société, entre d’un côté des gens qui croient en la vocation des médias publics et qui estiment qu’ils font bien leur travail, et de l’autre ceux qui croient aux « informations alternatives » ?
« Le Chambre des députés est le reflet des opinions et des forces en présence au sein de la société, et les conseils de surveillance sont le reflet des forces au sein de la Chambre des députés. C’est donc totalement lié. Donc oui, c’est très certainement le reflet des divisions au sein de la société tchèque. Une partie de la société, des politiques, qui ont une certaine opinion sur Donald Trump, les migrants, le mariage homosexuel, ont le sentiment que les médias publics et l’espace public en général ont été en quelque sorte privatisés par un seul groupe de pensée, qu’on pourrait dire de tendance libérale. Pour ces personnes qui se disent conservatrices, c’est quelque chose qu’il faut changer parce que selon elles, ces voix conservatrices ne se font pas entendre dans ces médias publics. C’est une critique qu’il faut prendre en compte, elle peut être parfois justifiée. Les médias publics peuvent et doivent être critiqués, mais cette critique doit être constructive. L’idée ce n’est pas d’arriver au conseil avec un bazooka et de tout faire sauter. D’un côté, il faut un esprit critique au sein des conseils de surveillance, d’un autre côté, il ne faut pas non plus détruire ce qui fonctionne bien – ce qui est précisément ce qu’on voit aujourd’hui à la Télévision tchèque. »
Ce malaise actuel autour de la Télévision tchèque s’inscrit dans un contexte plus large, avec des attaques venues des plus hauts rangs de l’Etat, nommément du président tchèque Miloš Zeman qui ne cache pas son aversion vis-à-vis des médias. Comment l’expliquer ? Et seconde question : qu’en est-il d’Andrej Babiš, le Premier ministre ? Certes, vous le disiez tout à l’heure, les membres du conseil de surveillance sont élus, entre autres, par des représentants de son propre parti. Et la Télévision tchèque a, à maintes reprises, diffusé des reportages évoquant ses affaires. Mais le chef du gouvernement est étonnamment discret sur ces questions…
« Je dois défendre Miloš Zeman : il est totalement impartial et consistant dans sa haine des journalistes. Il les déteste tous de la même façon, pas seulement les journalistes du secteur public et ce, depuis plus de vingt ans. En ce qui concerne Andrej Babiš, c’est compliqué. Je pense que le Premier ministre dormirait certainement bien mieux si des émissions de télé comme Reportéři ČT n’existaient pas, si la Radio tchèque n’avait pas une section investigation, s’il n’existait pas des médias indépendants comme HlidaciPes.org etc. Tous ces médias informent le public sur les affaires d’Andrej Babiš. D’un autre côté, Andrej Babiš a toujours été très soucieux de son image à l’étranger. Même si ça n’en a pas l’air, il est bien embêté par ces affaires de conflits d’intérêts, de subventions européennes et d’audit de la Commission européenne. Dans tous les cas, il serait pour lui contre-productif de se voir accoler l’étiquette de ‘Viktor Orbán tchèque’ en exerçant une mainmise sur les médias publics. Je pense qu’il a assez de problèmes à l’heure actuelle pour que la coalition qu’il dirige ne fasse en sorte de révoquer le directeur de la TV tchèque d’ici les législatives d’octobre. Actuellement, les sondages montrent que son parti n’aura pas nécessairement la majorité, mais beaucoup de choses peuvent encore évoluer. »
Le 3 mai sur France Inter, Delphine Ernotte qui est la présidente de France Télévisions et de l’Union européenne de radio-télévision (UER-EBU) a exprimé son soutien au directeur général de la Télévision tchèque, Petr Dvořák. C’est la deuxième fois que l’Union exprime ses craintes quant à l’indépendance du média public tchèque. Ces pressions venues de l’extérieur peuvent-elles influencer ce qui se passe en Tchéquie ?
« Il est intéressant de voir que jusqu’à présent l’intérêt des pays occidentaux pour la situation des médias publics concernait surtout la Pologne et la Hongrie. La République tchèque ne suscitait pas tant d’intérêt, ni même la Slovaquie ce qui était une erreur. La République tchèque était jusqu’alors connue mais dans le bon sens du terme, car ses médias publics ont une excellente réputation. Et d’après mes sources au sein d’EBU, Petr Dvořák, le directeur général de la TV tchèque, aussi. C’est important car il est aussi vice-président d’EBU qui vient de lui exprimer son soutien. Evidemment, cela peut sembler étrange car il est soutenu par ses propres collègues, mais ce n’est pas ainsi : il y a des procédures internes, EBU surveille ce qui se passe dans chaque pays. Ce qui est intéressant, c’est qu’en général, l’organisation réagit en général après, alors que là, elle réagit en avance : elle voit des tendances négatives au sein du conseil de surveillance qui pourraient conduire à une perte d’indépendance du média. Je pense que la pression internationale peut clairement aider. Je pense que dans les pays occidentaux, on simplifie beaucoup la situation tchèque en parlant d’‘orbanisation’ des médias publics. Ce n’est pas la même situation qu’en Hongrie. Il existe toujours des contre-feux entre le gouvernement et le management des médias publics. La situation est donc différente, mais il est important que l’Occident commence à s’y intéresser. »