Ces femmes qui portaient le fardeau de la dissidence tchèque
Rappeler comment les femmes réunies autour de la Charte 77 se sont engagées dans la lutte contre le régime totalitaire – tel est l’objectif du livre sorti récemment aux éditions Academia sous le titre Bytová revolta (La Révolte d’appartement). Le livre apporte les témoignages de 21 anciennes dissidentes tchèques qui ont eu la force de résister à l’arbitraire dans les années 1970-1980.
La répartition des rôles dans la dissidence
La Charte 77 a provoqué une grande colère des autorités communistes. Ce document lancé en 1977 par un groupe d’intellectuels représentés par le philosophe Jan Patočka, l’écrivain Václav Havel et l’ancien diplomate Jiří Hájek, ne demande pourtant que le respect des droits de l’Homme et des traités internationaux signés par le gouvernement tchécoslovaque. Le régime déclenche pourtant aussitôt une chasse aux signataires de ce document qu’il juge dangereux, et parmi les victimes de ces représailles, il y a aussi beaucoup de femmes. Par la suite, ces femmes seront considérées plutôt comme des victimes passives de l’arbitraire. Le livre La Révolte d’appartement démontre cependant que les femmes ont joué un rôle actif dans la dissidence, un rôle incontournable. Editrice du livre, Marcela Linková répertorie les activités de ces femmes qui ont résisté avec leurs maris, leurs partenaires et leurs enfants au pouvoir communiste :« L’activité la plus importante et la plus dangereuse était la fonction de porte-parole de la Charte. Le tiers des porte-paroles ont été des femmes, ce qui est un nombre très élevé. Certaines femmes ont assumé cette fonction deux fois de suite. Les femmes ont participé aussi à toutes les activités de la Charte. Elles préparaient et copiaient des textes et des documents, participaient à des manifestations, rédigeaient des pétitions, ce qui était très important, témoignaient devant les tribunaux, travaillaient dans le cadre du Comité de défense des personnes injustement poursuivies. Beaucoup d’entre elles maîtrisaient des langues étrangères et elles communiquaient donc avec des journalistes. En plus, elles s’occupaient aussi d’activités considérées comme plutôt féminines, elles recevaient des visites et faisaient le ménage après le départ des invités, cherchaient à soutenir émotionnellement les gens venus à Prague des petites villes et des villages. »La révolte d’appartement
En situation normale, l’appartement est un lieu où nous nous réfugions lorsque nous avons besoin de repos, d’intimité ou de solitude. Dans la période de la normalisation, les appartements des dissidents sont devenus des foyers ouverts au monde, des centres communautaires et des lieux de rencontre où ceux parmi les opposants qui en avaient besoin cherchaient des informations, du soutien et de la compréhension. Les femmes, les mères de famille, les maîtresses de ces appartements devenaient comme des points fixes, comme des havres de sécurité dans une époque turbulente. La mathématicienne Kamila Bendová, épouse du dissident Václav Benda condamné à quatre ans de prison, a été une de ces femmes dont les appartements ressemblaient plutôt à des centres de vie communautaire. Elle rappelle que c’étaient avant tout les femmes et les mères qui portaient le lourd fardeau des soucis matériels des dissidents :« Je pense que tout cela dépendait beaucoup des femmes qui s’occupaient de la famille et du ménage et devaient soutenir aussi leurs maris qui étaient souvent en prison ou s’engageaient dans des activités politiques. D’ailleurs, elles aussi, elles s’engageaient intensivement mais elles devaient suivre toujours leur objectif principal qui était de subsister matériellement, de survivre. Et puis il y avait l’aspect humain de leur rôle. Elles manifestaient de la compréhension pour ceux qui venait de province, pour les problèmes des autres. C’étaient encore les femmes qui écoutaient les plaintes, qui savaient aider et encourager, qui distribuaient des documents. La conscience de solidarité, le fait que les gens savaient à qui s’adresser, à qui se confier, c’était très important. »
Le livre La Révolte d’appartement est une galerie de 21 portraits, de 21 entretiens qui sont autant de témoignages sur la vie et la condition féminine dans les années 1970-1980, entrées dans l’histoire comme la période de la soi-disant « normalisation ». Il y a des portraits de personnalités connues mais aussi ceux des femmes dont le courage et l’abnégation sont aujourd’hui pratiquement oubliés. Le lecteur y trouve entre autres l’écrivaine Eva Kantůrková, la metteuse en scène Jaroslava Šiktancová, l’écrivaine et collaboratrice du président Václav Havel Eda Krizeová, la chanteuse Marta Kubišová, la journaliste Helena Klímová, l’ancienne députée Dana Němcová ou encore Anna Šabatová, qui assume actuellement la fonction de médiatrice de la République, mais aussi toute une série d’autres femmes dont les sorts ont été profondément marqués par le pouvoir arbitraire.Le témoignage d’Ivanka Lefeuvre
Parmi elles, il y a également Ivanka Lefeuvre, une psychologue chassée de Tchécoslovaquie en 1982 par les autorités communistes qui cherchaient à se débarrasser des dissidents. Il y a quelques années, Ivanka Lefeuvre a évoqué son cas au micro de Radio Prague :
« En liaison avec nos activités pour le respect des droits de l’Homme, mon mari et moi étions exposés à différentes formes de répression : interrogatoires, perquisitions à domicile, impossibilité de travailler comme psychologues. Notre téléphone était sous écoute, notre appartement était surveillé depuis l’immeuble d’en face, de trois endroits différents. Nous ne savions pas que, dans le cadre d’une action policière appelée ‘Asanace’ (‘Assainissement’), nous faisions partie des dissidents cibles sur lesquels la police exerçait une grande pression afin de les obliger à quitter le pays. Et toutes les méthodes de pression, morales, psychologiques mais aussi physiques, étaient permises.On n’en parle pas assez, mais il y a vraiment eu une période durant laquelle les violences physiques commises par la STB (la police politique du régime communiste, ndlr) se sont multipliées. J’ai été affectée tout particulièrement par la situation de mon amie Zina Freundová, qui a été agressée chez elle dans la nuit du 14 au 15 octobre 1981. Suite à cela, nous avons commencé à envisager un départ de Tchécoslovaquie. Ce n’était pas par peur de se retrouver en prison, mais par crainte pour nos propres vies. Des menaces de mort ont d’ailleurs été proférées par des policiers contre mon mari. Finalement, nous avons déposé une demande pour partir et nous avons quitté le pays avec l’accord des autorités tchèques de l’époque. »
Ces questions qui attendent des réponses
Au-delà d’un témoignage poignant sur une époque difficile, le livre des éditrices Marcela Linková et Naďa Straková pose aussi un certain nombre de questions concernant la place de la femme dans la société tchèque, questions qui souvent restent sans réponse satisfaisante. Y avait-il l’égalité entre les hommes et les femmes parmi les dissidents tchèques ? Pourquoi ces femmes, qui ont fait preuve de tant de courage et de caractère dans les temps difficiles, ne se sont-elles pas imposées dans une plus grande mesure dans la vie politique après la chute du communisme ? Quelles sont les raisons d’une certaine réticence des femmes tchèques vis-à-vis du mouvement féministe ?
Avec humour et attendrissement
Toujours est-il que le livre ne laisse pas le lecteur indifférent. Comment ne pas s’étonner que les témoignages de ces femmes qui ont sacrifié les plus belles années de leur vie à combattre le mal et qui ont tellement souffert, ne soient ni tristes ni amères. Au contraire, beaucoup d’entre elles, y compris l’ancienne dissidente Kamila Bendová, regardent leur passé avec humour et attendrissement comme une période extrêmement difficile, certes, mais vécue intensément et profondément dans une communauté de gens liés étroitement par leurs aspirations et pour lesquels la liberté n’était pas un vain mot :« On avait le sentiment que tout cela avait un sens et on se sentait soutenu aussi par les gens qui n’étaient pas signataires de la Charte. Quand ils nous parlaient en tête-à-tête, et quand il n’y avait pas de témoins, la majorité des gens nous manifestaient du soutien. Notre communauté était très solidaire et il semblait impossible de décevoir les autres. […] J’ai décidé de ne jamais me plaindre parce que je savais qu’on me dirait : ‘Tu savais bien ce qui vous attendait, que les conséquences seraient lourdes pour vos enfants et vous-mêmes, combien difficile serait votre situation’. Alors je me suis promis de ne jamais me plaindre. »