Ivanka Lefeuvre : « J’ai le privilège d’avoir deux patries »
La psychologue Ivanka Lefeuvre vit depuis une trentaine d’années en France. Elle a quitté sa patrie tchèque en 1982 dans des circonstances dramatiques et cette lourde épreuve a apporté un véritable tournant dans sa vie. Beaucoup d’événements de cette période difficile de son existence seraient aujourd’hui probablement oubliés, si elle n’avait pas tenu un journal. Grâce à ce texte, qu’elle a publié récemment aux éditions Academia, émerge de l’oubli non seulement la Tchécoslovaquie de la sombre période de la normalisation, mais aussi la France des années 1980, pays d’accueil et d’espoir pour de nombreux réfugiés politiques. Voici la deuxième partie de l’entretien sur ce livre qu’Ivanka Lefeuvre a accordé à Radio Prague :
« Certes, venant d’un pays très fermé, je n’étais pas habituée à rencontrer les personnes d’autres cultures. Et je crois que c’était une chance pour moi de pouvoir vivre cette confrontation avec les gens d’autres cultures parce que le racisme et la xénophobie représentent un réel danger dans nos sociétés d’aujourd’hui. »
Pourquoi avez-vous arrêté de rédiger votre journal à la fin de l’année 1982 ?
« Je n’ai pas arrêté d’écrire mon journal à la fin de l’année 1982. J’ai continué à écrire en 1983, 1984 et même plus tard mais ces textes restent toujours dans les manuscrits. Je n’ai rédigé qu’une partie de mes notes journalières et il fallait les délimiter dans le temps. Je les ai donc limités à cette année 1982. »
Le Journal s’arrête au moment où vous êtes prise au dépourvu par une profonde sympathie que vous manifeste un de vos collègues dans un centre pour handicapés où vous travaillez. Les lecteurs aimeraient sans doute connaître la suite ...
« Oui, c’était une expérience surprenante qui reflète d’ailleurs une certaine différence culturelle dans la manifestation des sentiments. Sinon, le jeune homme est resté avec sa femme et moi avec mon mari. »
Le Journal est rédigé dans un style de reportage. Avez-vous réfléchi sur le style de votre journal ou c’était un choix tout à fait spontané ?
« Ecoutez, je ne savais pas que mon journal était rédigé dans un style de reportage. Je n’ai pas réfléchi sur le style, c’est ma façon d’écrire. C’est tout-à-fait spontané. »
Pourquoi avez-vous décidé de publier ce texte après plus de trente ans ?
« Ce n’était pas une décision claire, nette et précise. Je savais que ces notes existaient quelque part et que c’était mon devoir d’apporter ce témoignage et de ne pas le garder que pour moi-même. Mais il ne m’a pas été facile de revenir à mes notes et de revivre cette époque. Aussi, tout à fait objectivement, j’avais une vie professionnelle et familiale très remplie. Donc, j’ai trouvé suffisamment d’excuses pour me dire que je n’avais pas le temps, que cela pouvait attendre jusqu’au moment où je serai à la retraite. Le temps est donc accompli. Il y a quelques années, j’ai été mise devant ma propre responsabilité et j’ai donc rédigé ce texte pendant deux ans et demi. J’ai surtout travaillé sur la partie ‘Notes et remarques’ à la fin du livre. Il y a 24 pages de notes, de références documentaires et de mes souvenirs et aussi les informations que j’ai trouvées dans les archives de la police d’Etat, dans mon dossier intitulé Baletka (La ballerine). »
Avez-vous vous beaucoup retravaillé, remanié ou même censuré le texte avant de le publier ?
Non, j’ai vraiment voulu garder l’authenticité du texte. Ça n’a pas été toujours facile sur le plan psychologique, parce que nous sommes trop tentés de modifier, d’améliorer le texte écrit il y a trente ans. J’ai essayé de résister à cette tentation et c’est pour cela qu’il ne reflète pas forcément ma pensée et mes opinions d’aujourd’hui. »
Pouvez-vous résumer votre vie après la période que vous racontez dans votre journal ?
« Oui, vous avez la même demande qu’un de mes lecteurs, M. Pažout. Donc ce résumé et la réponse à votre question existent dans mon livre, dans le chapitre intitulé ‘ Le regard en arrière depuis 1983 jusqu’à nos jours’. Donc, je vais essayer d’être brève. En France j’ai d’abord travaillé, comme éducatrice spécialisée, dans un foyer pour les personnes handicapées, pendant six ans et demi. Parallèlement, j’ai repris mes études de psychologie à l’Université de Bordeaux et j’ai obtenu mon DESS (Diplôme d´Etudes Supérieures Spécialisées) en psychologie clinique et pathologique. Et par la suite, j’ai travaillé pendant une vingtaine d’années comme psychologue au Centre départemental de l’enfance et de la famille à Limoges, dans le département de la Haute-Vienne. Il faut dire aussi que, dès mon arrivée en France, avec mon mari de l’époque Martin Hybler, nous avons continué à travailler avec la Fédération internationale des droits de l’Homme, notamment en ce qui concerne les contacts entre la Fédération qui siège à Paris et la Ligue tchécoslovaque des droits de l’homme à Prague. Nous avons travaillé aussi à Amnesty International et avec l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT). Et nous avons porté à la connaissance du public français la situation des prisonniers politiques. »Avez-vous jamais regretté d’avoir quitté la Tchécoslovaquie ?
« Bien sûr que oui, surtout pendant les premières sept années, quand le contact avec le pays d’origine n’était pas possible. De toute façon, je ne vais jamais savoir si j’ai bien fait ou pas d’avoir quitté mon pays de naissance. C’est une frustration avec laquelle je vis et à laquelle je m’adapte. Une migration, une émigration, une immigration seront toujours une source de remaniement identitaire et je serai toujours confrontée à la réalité d’être celle qui vient d’ailleurs. »
La France est-elle devenue votre deuxième patrie ?
« Vous dîtes ‘deuxième patrie’. Deuxième ou première, je ne sais plus. La France est tout simplement devenue ma patrie. J’aime profondément ce pays, je me sens Française à part entière. La France et la langue française font partie de moi-même, de mon identité. Je n’imagine pas ma vie sans le contexte français, qui est d’ailleurs bien plus présent dans ma vie quotidienne que le contexte tchèque. Enfin, j’ai le privilège d’avoir deux patries, et je me sens bien ainsi. Et je suis contente que mes deux patries se retrouvent dans l’espace européen et qu’elles ne soient plus séparées par le rideau de fer. Je me permettrais de citer René Descartes : ‘… me tenant comme je suis, un pied en un pays et l’autre dans un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre’. René Descartes a écrit cela déjà en juillet 1648. D’ailleurs cette citation est utilisée dans un livre de Barbara Cassin, une philologue et philosophe française contemporaine. Le livre, qui s’intitule ‘La nostalgie’, a paru aux éditions ‘Autrement’ en 2013. Donc la nostalgie serait moins l’affaire du sol que de la langue maternelle. Quand donc est-on chez soi, que signifie être chez soi ? Barbara Cassin traite d’une façon très intéressante le rapport entre la patrie, l’exil et la langue maternelle. »Merci beaucoup de cet entretien, j’espère que votre livre sera traduit et sortira aussi en France.
« C’est aussi mon désir. Je serais bien contente, si la traduction de mon livre pouvait se réaliser. En tous cas, merci beaucoup de cette occasion de parler de mon livre et de le présenter aussi en français, parce que c’est peut-être ça qui va m’aider à trouver un éditeur français. »