Le journal intime d’Ivanka Lefeuvre, témoignage poignant sur une vie et sur une époque

Photo: Academia

En janvier 1982, une jeune Pragoise se trouve dans une situation désespérée. Dissidente opposée au régime arbitraire, elle fait face aux représailles de la police secrète et se croit gravement malade. Elle confie à son mari que l’idée de mourir ne la répugne plus et que seuls ses enfants la retiennent à la vie. C’est dans ces moments tourmentés qu’elle se lance dans l’écriture d’un journal intime dans lequel elle raconte l’année la plus difficile de son existence. Trente-deux ans plus tard, ce journal a été publié par les éditions Academia sous le titre « Migrace 1982 » (Migration 1982). L’auteure de ce témoignage saisissant sur une vie et sur une époque, Ivanka Lefeuvre, vit aujourd’hui en France. Voici la première partie de l’entretien qu’elle a accordé à Radio Prague.

Ivanka Lefeuvre,  photo: Archives d'Ivanka Lefeuvre
Votre journal couvre une année de votre vie, 1982, qui a été une année cruciale dans votre existence. Pouvez-vous tout d’abord résumer votre vie antérieure, évoquer la jeune femme que vous étiez lorsque vous avez décidé de rédiger ce journal ?

« Je suis née à Prague en 1949. Enfant et adolescente, j’ai vécu aussi à Brno. En 1968, j’avais donc dix-neuf ans et j’ai accueilli avec beaucoup d’espoir le Printemps de Prague, comme d’ailleurs la majorité des Tchèques, jeunes et moins jeunes. Mais le Printemps de Prague a été écrasé par les chars soviétiques. Personnellement, je n’ai jamais accepté cette occupation par les armées du Pacte de Varsovie, ni la politique de ‘normalisation’ qui s’en est suivie. C’est pourquoi, au début des années 1970, alors que j’étais étudiante en psychologie à l’université de Brno, j’ai participé à une distribution de tracts pour protester contre les premières élections organisées après 1968, élections qui ont servi à confirmer l’arrivée au pouvoir de Gustáv Husák et la politique de ‘normalisation’. Par la suite, j’ai été emprisonnée pendant presque six mois et finalement relâchée sans être jugée. Quelques années plus tard, en 1976, j’ai signé la Charte 77, document qui rappelait aux autorités tchécoslovaques qu’elles ne respectaient pas les traités internationaux concernant les droits civiques, politiques et sociaux que la Tchécoslovaquie avait signés. Donc, ce régime violait ses propres lois et ne respectait pas ses propres engagements. »

Quelles ont été finalement les principales raisons de votre départ de Tchécoslovaquie ? Pourquoi le régime communiste s’acharnait-il tellement sur vous et votre famille ?

Ivanka Lefeuvre en 1977,  photo: Archives d'Ivanka Lefeuvre
« En liaison avec nos activités pour le respect des droits de l’Homme, mon mari et moi étions exposés à différentes formes de répression : interrogatoires, perquisitions à domicile, impossibilité de travailler comme psychologues. Notre téléphone était sous écoute, notre appartement était surveillé depuis l’immeuble d’en face, de trois endroits différents. Nous ne savions pas que, dans le cadre d’une action policière appelée ‘Asanace’ (Assainissement), nous faisions partie des dissidents cibles sur lesquels la police exerçait une grande pression afin de les obliger à quitter le pays. Et toutes les méthodes de pression, morales, psychologiques mais aussi physiques, étaient permises. On n’en parle pas assez, mais il y a vraiment eu une période durant laquelle les violences physiques commises par la STB (la police politique du régime communiste) se sont multipliées. J’ai été affectée tout particulièrement par la situation de mon amie Zina Freundová, qui a été agressée chez elle dans la nuit du 14 au 15 octobre 1981. Suite à cela, nous avons commencé à envisager un départ de Tchécoslovaquie. Ce n’était pas par peur de se retrouver en prison, mais par crainte pour nos propres vies. Des menaces de mort ont d’ailleurs été proférées par des policiers contre mon mari. Finalement, nous avons déposé une demande pour partir et nous avons quitté le pays avec l’accord des autorités tchèques de l’époque. »

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un journal ? Celui-ci était-il destiné à servir de témoignage plus tard ? Vous êtes-vous lancée dans sa rédaction avec l’intention de le publier ?

Photo: Academia
« A vrai dire, j’ai commencé cette écriture à un moment où je pensais être gravement malade, avoir une maladie incurable. Et puis j’ai continué à écrire. Progressivement, avec ces préparatifs à l’exil, je me suis rendue compte que je vivais un tournant de mon existence. Et j’avais besoin de cette écriture sur le plan psychique. J’ai toujours écrit dans les moments difficiles de ma vie. L’écriture aide à structurer la pensée, à mettre une distance entre moi et ce qui est trop envahissant sur le plan affectif et émotionnel. Comme le dit Boris Cyrulnik, ‘L’écriture, que ce soit l’écriture réelle ou l’écriture psychologique, c’est une manière, un moyen, une arme pour reprendre en main son destin. »

Quel a été l’argument décisif pour le départ en exil ? Pourquoi avez-vous choisi justement la France ?

« L`argument décisif, comme je l’ai déjà dit, c’étaient ces violences policières auxquelles nous étions exposés, c’étaient les craintes pour nos vies. Pourquoi ai-je choisi la France ? Tout simplement parce que je parlais français. J’ai toujours aimé la culture et la littérature françaises, les arts plastiques français et surtout la langue française. »

Comment la France et les Français vous ont-ils accueillis après votre départ de Prague ?

Le départ en 1982,  photo: Archives d'Ivanka Lefeuvre
« Je pense que la France nous a bien accueillis. Nous avons surtout apprécié les rencontres avec des personnes concrètes, avec des gens qui s’intéressaient à ce qui se passait dans l’autre moitié de l’Europe, cette Europe partagée par le rideau de fer. Dans mon journal, je décris les conditions de vie qui étaient celles des réfugiés politiques dans les foyers il y a une trentaine d’années. Ça n’a pas toujours été facile, mais, globalement, j’en garde de bons souvenirs. Et nous avons été particulièrement bien accueillis à Limoges par nos collègues psychologues qui nous ont aidés à retrouver notre identité professionnelle. »

Cela a-t-il été un grand choc d’arriver dans un pays libre après avoir passé pratiquement toute votre vie sous un régime totalitaire ?

« Cela n’a pas été véritablement un choc, enfin, cela a été une agréable surprise de constater que la liberté et la démocratie existaient sur cette Terre. Oui, les différences par rapport à un pays au fonctionnement totalitaire étaient évidentes. J’ai publié un article aussi dans ‘Mémoire et Histoire, qui est la revue de l’Institut pour l’étude des régimes totalitaires à Prague ; un article qui s’intitule ‘L’expérience de quatre ans de vie en France’. Dans cet article, je parle de mes premières expériences, de mes premières confrontations avec ma vie en France. Je l’ai écrit en 1986 et présenté à Franken lors d’une conférence-rencontre des exilés tchèques et slovaques. Et donc, cet article est sorti en janvier 2014 et fait partie du dernier numéro de la revue. »

Oui, nous nous sentions ‘déracinés’, mais qui dit ‘déracinement’, doit penser aussi à un nouvel ‘enracinement’. Et je pense, pour ma part, que je me suis assez bien enracinée en France.

Oui, mais je tiens quand même à vous reposer la question. A-t-il été difficile de vous adapter à une nouvelle vie ? Ne vous êtes-vous pas sentie comme déracinée ?

« Oui, nous nous sentions ‘déracinés’, mais qui dit ‘déracinement’, doit penser aussi à un nouvel ‘enracinement’. Et je pense, pour ma part, que je me suis assez bien enracinée en France. Enfin, je crois que j’ai assez bien gardé mes capacités de résilience, et comme le dit encore Boris Cyrulnik, ‘La résilience, c’est un art de naviguer dans les torrents.’ Donc, je pense que je maîtrise assez bien cet art. »