Ces vestiges du passé communiste qui persistent dans l’inconscient des Tchèques

Tereza Herodková

La transition tchèque vers la démocratie et le capitalisme date d’il y a trente ans, mais les vestiges du régime communiste marquent toujours les esprits. Comment les valeurs « du passé » survivent-elles jusqu’à nos jours ? Sont-elles encore utiles ? Que manque-t-il à la société tchèque ? À Amsterdam, Radio Prague a interrogé Tereza Herodková, jeune professionnelle basée au Pays-Bas, qui a réalisé un mémoire de recherche sur la société tchèque en transformation sous la direction de Ton Roodink, spécialiste du management et de la psychologie des organisations à l’Université Erasme de Rotterdam. Quand bien même la publication du mémoire est prévue pour plus tard, les auditeurs de Radio Prague peuvent d’ores et déjà en découvrir les principales conclusions.

Tereza Herodková
Tereza Herodková, bonjour. Nous nous sommes connues il y a quelques mois et nous avons parlé de votre mémoire de Master dont le sujet m’a paru important pour la compréhension de la société tchèque d’aujourd’hui. D’abord, j’aurais aimé que vous nous parliez de vous-même :

« Je viens de République tchèque où j’ai passé un diplôme de Master 2 de psychologie. Pendant ma formation j’ai également fait quatre stages dans différents pays d’Europe et il y a quatre ans, j’ai déménagé aux Pays-Bas. Ici, j’ai commencé à étudier à l’Université Erasme, à l’École de Management de Rotterdam. Mon Master d’intitulait ʻLes changements dans les organisations et la consultationʼ (orig. Organisational Change and Consulting). Je suis diplômée depuis 2017. En ce moment, je travaille pour Perspectivity, une entreprise qui traite des complexités dans les systèmes sociaux et qui aide à trouver des solutions durables pour l’avancement du développement de ces systèmes. »

Pour nos auditeurs, je vais lire l’intitulé français de votre mémoire de recherche qui a été rédigé en anglais : « La société contemporaine de la République tchèque et les stéréotypes sédimentés du passé encore présents dans les manières de penser et dans les comportements. Qu’en faisons-nous ? »

Prendre de la distance pour mieux comprendre la société tchèque

Photo illustrative : James Cridland,  Flickr,  CC BY 2.0
Rentrons dans le vif du sujet : comment peut-on décrire la société tchèque d’aujourd’hui ? Quels sont les éléments prédominants ?

« La société tchèque est très spécifique. Il n’est pas facile de la décrire. Chacun a sa propre interprétation de la société et de ce qui s’y passe, donc il n’y a pas une seule réalité. Néanmoins, nous pouvons trouver des motifs répétitifs qui existent en parallèle et ce sont ces motifs répétitifs que j’ai cherchés. Grâce à ces motifs, j’ai découvert des hypothèses sous-jacentes qui, je crois, façonnent la réalité de la plupart des gens en République tchèque. Nous pouvons résumer les hypothèses en quatre énoncés : ʻLe monde autour de nous n’a aucun sens. Tout ce que nous devons faire c’est de réagirʼ ; ʻIl nous faut survivreʼ ; ʻIl faut se méfier des autorités, des leaders et des principes que l’on nous dit de suivreʼ ; ʻTu es l’un de Nous, tu dois te méfier d’Euxʼ. Ce sont des hypothèses sous-jacentes que nous retrouvons dans la société tchèque. Toutefois, les temps changent et nous pouvons de plus en plus retrouver également des exemples contraires. Pour moi, c’est comme l’eau et l’huile dans une même bouteille. »

À la lecture de votre mémoire, nous retrouvons des cas idéo-typiques qui représentent les idées que vous venez d’évoquer. Il y a d’un côté cette idée de ne pas comprendre le monde autour de nous et qu’il faut se méfier. Il y a également la méfiance vis-à-vis des dirigeants. La méfiance transparaît dans chaque cas.

« Exactement. Pour moi, il s’agit d’un sujet très important et aussi très personnel. Cette quête a commencé quand j’ai appris l’existence du concept du leadership invisible qui est une forme de leadership où on suit une idée et non pas une personne concrète. J’ai senti que ce concept était génial et fort possible mais jamais dans le contexte de la République tchèque où cela serait perçu avec beaucoup de cynisme mais je n’étais pas capable d’expliquer pourquoi. »

Et c’est finalement aux Pays-Bas que vous avez trouvé la possibilité d’explorer ce sujet.

« C’est ça. Je devais partir pour être mieux capable de saisir ce qui se passe en République tchèque. J’ai eu besoin de prendre de la distance. »

Je pense qu’une des valeurs ajoutées de votre recherche est ce questionnement de soi permanent. Votre lecteur peut suivre votre travail avec les hypothèses sous-jacentes tout au long du texte. Il y a un face à face avec soi-même.

La persistance des valeurs passées dans la société tchèque

Vous décrivez également plusieurs difficultés que rencontrent les membres de la société tchèque. Vous évoquez par exemple l’endommagement des mécanismes sociétaux. Qu’est-ce que cela veut dire ?

« La société a été traumatisée de façon très spécifique par le passé. Il était normal de vivre sans espoir, sans faire confiance aux autres et aux institutions ou sans s’engager de manière authentique. Les hypothèses sous-jacentes que j’ai décrites ont été très utiles pour le passé. Elles nous ont servi pour survivre. Aujourd’hui, non seulement elles ne nous aident plus, mais elles contribuent à notre difficulté à accepter un leadership et à nous rallier derrières des objectifs et des visions. Nous restons invisibles au lieu d’accepter et de croire que nous pouvons nous-mêmes créer un monde dans lequel nous voulons vivre. Cela crée aussi un milieu sous-optimal pour devenir des adultes psychologiquement bien développés. »

Dans votre démonstration, un autre élément apparaît. Il s’agit du passage à l’âge adulte qui est à la fois individuel mais aussi collectif. Vous parlez de la société tchèque comme étant en cours de ce passage à l’âge adulte. Mais on n’y est pas encore ?

« Exactement. »

Cet élément de processus transparaissait aussi dans ce que vous venez d’évoquer car à un moment dans le passé ces hypothèses invisibles nous étaient utiles, aujourd’hui elles ne nous servent plus mais elles vivent encore… Votre mémoire est un texte très original, rédigé de manière très spécifique. Pourriez-vous parler de son format ?

« Mon mémoire est écrit sous la forme d’un récit, d’une histoire. Comme je suis convaincue de l’importance du sujet, je voulais le transmettre aux lecteurs d’une manière qui pourrait les intéresser. En plus, dans un récit, je peux travailler avec des questions posées au lecteur lui-même et je peux très bien travailler avec des métaphores. J’ai décrit des motifs répétitifs dans quatre histoires. Ce ne sont pas des histoires de personnes concrètes, mais plutôt des histoires qui représentent des motifs dans la vie réelle. Je ne voulais pas présenter un récit noir et blanc mais transmettre ce que j’ai entendu souvent des gens et de leurs expériences. Je crois qu’il est nécessaire de voir ces quatre perspectives en parallèle parce que, comme je l’ai déjà évoqué, il n’y a pas une seule réalité, il n’y a pas une seule société tchèque. »

Photo illustrative : Gerd Altmann,  Pixabay / CC0
Ce point me semble particulièrement important car on est face à une analyse générale, collective et englobante. En même temps, vous soulignez, le poids de l’individuel, du subjectif. L’oscillation entre les deux est permanente.

« Absolument. C’est un dialogue constant. »

Pas de zone grise mais la richesse de l’Est et de l’Ouest

Selon votre lecture des choses, la société tchèque semble coincée entre l’Est et l’Ouest. À quoi faites-vous référence ?

« Il me semble bien souvent que la société tchèque adopte des manières de penser et de se comporter qui sont soit directement transmises du passé soit qui sont bien progressistes. Ce que je trouve encourageant, c’est le fait que ces différentes manières de penser et d’agir ne se mélangent pas. Elles existent en parallèle sans former de zone grise moyenne. Je trouve cela fascinant. »

Le fait qu’il y a les deux en même temps ?

« Oui, mais qu’elles ne se mélangent pas trop. Donc nous ne sommes pas quelque part au milieu, mais nous avons toutes les deux en même temps et de manière bien distincte. »

Est-ce un avantage ou un désavantage ?

« Je crois que c’est un avantage. Nous pouvons voir, presque toucher les différences. Nous pouvons expérimenter les différences. Cela nous donne beaucoup de matériel pour penser et sentir. Toutefois, les temps changent sans cesse. Il est important de nous rendre compte de ces faits, mais ils ne sont pas notre destin. C’est notre présent, mais peut-être pas notre avenir. »

Merci pour ces remarques conclusives. Votre travail s’inscrit dans un corps de littérature qui traite de la transition tchèque et centre-européenne mais elle y ajoute une perspective qui se base sur l’individuel et sur l’expérience des gens dans les entreprises. Évidemment, votre affiliation académique dicte cette approche managériale et une entrée par les entreprises. En même temps, la thèse que vous présentez complète les travaux qui se font en République tchèque et sur la République tchèque par rapport à la nostalgie du passé, par rapport à la mémoire collective et aux stéréotypes sociaux. Par cela, elle s’inscrit dans ce corps de littérature plus large qui traite de la transformation de la société tchèque.