Cinéma : « Sans ouverture fluide des frontières, difficile de tourner en Tchéquie »
Rares, très rares même, sont les secteurs de l'économie tchèque à ne pas ressentir les effets de la crise liée à la pandémie. L'industrie cinématographique, elle aussi, est quasiment à l'arrêt, dans ce pays prisé par les productions étrangères, que le ministre de la Culture veut faire revenir le plus rapidement possible. La société Okko du producteur français Marc Jenny est basée à Prague. Marc Jenny a participé à la production de grands succès du cinéma et de la télévision tournés en Tchéquie (notamment La môme avec Marion Cotillard) et à l'étranger (notamment la série Jour polaire avec Leila Bekhti). Avant le confinement, il était en repérage en Moravie début mars quand tout a dû être interrompu.
Marc Jenny : « On est comme tout le monde, comme la moitié de l’humanité, bloqué, confiné, arrêté et on se pose énormément de questions pour comprendre la situation et voir quelles solutions on pourrait mettre en place.
Êtes vous totalement à l’arrêt, avec vos projets de tournage suspendus d’un coup en République tchèque ?
« On a la chance de ne pas avoir été en tournage proprement dit. On était en préparation, on était en étude. L’année 2020 d’Okko production était très chargée, avec quatre projets en cours de préparation, avec des dépôts au ministère pour le crédit d’impôt qui se passe très bien et on était en plein repérage. »
S’agit-il de co-productions françaises ?
« Oui, on a deux films cinéma qui sont des co-productions françaises, un série co-produite en France et aux Etats-Unis et une autre qui est une série avec la France. »
Etiez-vous en repérage ici, en Tchéquie ?
« Oui, exactement. Il y a une série de huit épisodes que l’on devait tourner à partir du 15 juin et on était en repérage encore le 6 mars à Ostrava, dans toute la région de Moravie puis sur Prague. Ensuite, je suis rentré à Paris pour différents rendez-vous. La semaine d’après, les frontières ont été fermées je suis donc resté bloqué en France où je suis depuis le 15 mars. »
Le nom de la série est-il confidentiel ?
« Oui, un petit peu. Tout ce que je peux dire, c’est que c’est une série en co-production avec Gaumont Télévision. »
Les tournages sont-ils décalés, reportés ? Comment faites-vous face ?
« Les quatre projets évoqués sont financés, validés. Tous les feux sont au vert. Ce sont des projets qui sont reportés, par contre on est loin d’avoir une date pour chacun d’eux. »
Est-ce que, selon vous, l’impact va être catastrophique pour toutes les branches du secteur, toutes les professions en République tchèque, un milieu que vous connaissez très bien ?
« Oui, absolument, en République tchèque comme ailleurs. On est tous confronté à la même situation, on en est tous au même point. Étant en France, je vois ce qui s’y passe aussi. Tout le monde réfléchit à une sortie de crise et dans quel type de déconfinement on pourrait organiser des productions mais ce ne sont que des réflexions, c’est loin d’être gagné. »
Le télétravail, dans le cinéma aussi ?
Est-ce qu’il y a, malgré tout, des opportunités encore jamais vues jusqu’à aujourd’hui, notamment avec le tournage dans des villes quasiment désertes ?
« Il y a plusieurs pistes. Au-delà, de toutes les règles sanitaires qu’il va falloir appliquer - les masques, les gels, les gants, la distanciation - on essaie de réfléchir avec des producteurs français, tchèques, américains sur comment on pourrait avoir sur un certain type de production des équipes plus réduites, de tourner qu’à une seule caméra. J’ai même entendu des propositions avec l’idée d’avoir un nombre limité de prises pour le réalisateur. Au niveau du son, peut-être faire du son témoin pour avoir moins de contact à mettre des micros HF (« micro-cravate », ndlr) sur des acteurs. Tout cela demandera forcément plus de temps. On a même pensé à faire des confinements de l’équipe pour des tournages qui peuvent être plus facilement organisés en studio, avec l’équipe technique ou artistique dans un hôtel. Mais, en même temps, nous, en co-production avec l’étranger on est très tributaire de la réouverture des frontières car on a un certain nombre d’acteurs et de techniciens qui viennent de l’étranger. De toute façon, tant que l’on n’aura pas une réouverture assez fluide des vols et des frontières, pour nous ce sera difficile de se remettre à tourner. »Je crois que vous avez fait des plans de la ville de Paris déserte. C’est ce qu’on fait certains cinéastes à Prague, c’est du jamais les rues désertées comme ça notamment dans la vieille-ville…
« Absolument. Du fait que je sois coincé à Paris, j’ai eu l’idée avec le groupe Lagardère d’organiser deux jours de tournage dans Paris confinée qu’on a appelé « Paris sauvegardée ». C’était une façon incroyable, historique de montrer Paris. Moi j’étais en télé-tournage c’est-à-dire que j’étais en liaison vidéo avec la voiture travelling qui a sillonné Paris pendant les deux jours avec quatre caméras. On a fait des travelling sur la rue de Rivoli, sur les quais, devant l’Opéra, la place de la Concorde vide, les ponts devant la Tour Eiffel entièrement vides. Je pense qu’on a fait des images spectaculaires, dans un but d’archive et d’histoire. Ce sont des images qui vont être mises gracieusement à disposition d’institutions audiovisuelles mais aussi du gouvernement et qui, on peut le penser, feront un jour l’objet de plan establishing, des plans généraux de la ville de Paris parce qu’on peut imaginer que des séries, des histoires, des films sortiront de cette période et donc on pourra utiliser des images pour illustrer les histoires de fiction qu’on ne manquera pas de tourner. Pour préciser, si les images sont exploitées, les recettes seront reversées à des organismes sanitaires comme la Croix-Rouge, les hôpitaux de Paris. Ce n’est pas une opération commerciale mais plutôt une aide potentielle pour les organismes sanitaires s’il y a exploitation. »
Envisagez-vous un tournage similaire dans les rues de Prague ?
« On en a parlé, c’est à l’étude. Il semble, d’après les retours que j’ai, qu’il y ait quand même une circulation à Prague qui soit moins stricte et moins confinée qu’à Paris. La configuration de la ville de Prague n’est pas tout à fait la même. Ce qui était stupéfiant à Paris, c’était ces grandes avenues de l’Opéra, vides, avec quelques joggeurs au milieu de l’avenue. Je crois que la configuration de certaines villes se prête à saisir ces images historiques, plutôt que d’autres. J’étais en contact avec des amis à Los Angeles où finalement Los Angeles confinée n’a pas le même impact visuellement que Paris. Je crois que ça dépend un peu de la configuration des villes. On réfléchit effectivement sur ce qu’on pourrait faire à Prague pour des images d’archive. »Marc Jenny, vous nous disiez que vous étiez à distance pendant le tournage de ces plans, donc le télétravail est également l’avenir dans le cinéma selon vous ?
« L’avenir je ne l’espère pas. Le cinéma est un travail d’équipe, de gens qui sont ensemble dans un même but. Par contre, cela peut être des solutions d’appoint. C’est la deuxième fois que j’expérimente ce que j’appelle le « télé-tournage » qui est quand même sur des plans assez simples. Il ne s’agit pas de faire des cascades ou des scènes de comédie de foule compliqués. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, avec des tas d’application de vidéo et même de la vidéo-transmission, on peut imaginer qu’une certaine partie de l’équipe, je pense à la scripte voire à un réalisateur qui peut être bloqué, pourrait diriger - certes c’est moins facile- à distance sur la plateau avec une petite équipe, pour un certain type de film, un certain type de production. On ne parle pas de gros budget ou de grosses mises en place où là ça ne me semble pas gérable. Mais des petits télé-tournages avec une certaine partie de l’équipe qui pourrait rester à distance, oui pourquoi pas. »
Le crédit d'impôt tchèque crucial pour les productions étrangères
Vous avez vous-même créé une entreprise à Prague il y a une dizaine d’années qui s’est spécialisée dans l’aide aux sociétés de production qui veulent être épaulées à distance, c’est bien ça ?
« Oui c’est ça, tout à fait. C’est une idée qui date du début de ce monde connecté avec des connexions à haut-débit. C’est une société qui s’appelle Outlook Movie, basée à Prague, et qui est auto-financée. Avant même le confinement, elle commençait à être connue dans le métier. Le principe c’est, vu le monde connecté dans lequel on est, de rassembler toute une équipe de préparation de production autour d’une plateforme, Outlook Movie, en ligne et de gérer le maximum en ligne tout ce qui est l’administratif et les logiciels qu’on utilise habituellement hors-ligne, ce qui permet de travail ensemble comme un logiciel de dépouillement, de plan de travail. Il y en a un certain nombre qui existent sur le marché, je pense à Movie Magic qui est le plus reconnu qui représente une grosse partie du marché. C’est un logiciel qui permet de faire les plans de travail qui sont la clé de nos productions. Pour le coup, on a recréé en ligne un logiciel de dépouillement et de plan de travail qui permet aux quatre coins du globe à tous les assistants et réalisateurs de travailler ensemble. À côté de cela, on a aujourd’hui tout le côté comptabilité, coûts de film, rapport de production, les balances. Cela existe aussi mais sur des logiciels qui sont pour la plupart hors-ligne ce qui oblige chacun des administrateurs, des comptables de se rendre « au bureau » alors que là avec ce système on peut travaille à distance. Dans la période qu’on traverse ça prend tout son sens de pouvoir faire son travail à distance. C’est toute la partie « cachée » de la production, la partie administrative et comptable et c’est vrai qu’en ce moment, on a pas mal de demande. Chacun travail chez soi pour essayer de tenter des préparations de plan de travail, avancer sur la comptabilité d’un film. »A propos de comptabilité, les plans d’aides financières préparés par le gouvernement tchèque peuvent-ils vous intéresser notamment à cause du report des productions qui risque de vous poser des problèmes de de trésorerie ?
« Nous, au niveau de Okko production, on est pas tellement impacté à ce niveau là. On a de quoi faire dans cette période. Okko production est une société à géométrie variable, on peut monter à 200, 300 personnes quand on est en tournage. Quand on est hors tournage, en période d’étude, c’est plus facile. On n’est pas dans une attente d’aide spéciale par contre c’est vrai qu’aujourd’hui le crédit d’impôt tchèque est une base de nos relations avec les productions étrangères et le fait qu’il soit normalement pérennisé, malgré la situation, c’est quand même très rassurant. »